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Full text of "Contes d'Italie ..."

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CONTES D'ITALIE 



OUVRAGES DE MAXIME GORKI 
(Traduits par Serge Persky) 



Dans la Steppe (Nouvelles) .... 
Caïn et Arteme (Nouvelles) . . . 

Wania (Nouvelles) 

En prison (Nouvelles) 

La Mère (Roman) 

Hôtes d'Eté (Drame). 

Esclaves (Nouvelles) 

Une confession (Roman) 

L'Espion (Roman) 

Dans lb Peuple (Nouvelles) .... 
Une tragique Enpance (Roman) 



vol, 



OUVRAGES DE SERGE PERSKY 

Poésies (épuisé) 4 vol . 

Tolstoï et Ibsen i — 

Tolstoï intime (avec 1 portrait) 1 — 

Les Maîtres du roman russe contemporain (avec 

8 portraits) 1 — 

Ouvrage couronné par l Académie Française . 

A PARAÎTRE PROCHAINEMENT : 

Fédor Dostoievsky. Sa vie, son œuvre 1 — 

La Russie d'aujourd'hui 1 — 



MAÇON, PROTAT FRERES, IMPRIMEURS. 



MAXIME GORKI 



Contes 



d'Italie 



Il n'y a pas de contes plus 
beaux que eeux que la vie 
elle-même a composés. 

(Andersen^ 



TRADUITS DIAPRES LB MANUSCRIT 

PAR 

SERGE PERSKY 



DEUXIÈME ÉDITION 



PARIS 
LIBRAIRIE PAYOT ET O 

46, RUE SÀINT-ÀNDRÉ-DES-ÀRTS, 46 



// a été tiré de cet ouvrage 

QUINZE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE 

numérotés a la presse. 



Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation 

réservés pour tous pays. 

COPYRIGHT, 1914, BT PAYOT BT C' - 



AVANT-PROPOS 



Maxime Gorki s'était surtout fait con- 
naître jusqu'ici comme V incomparable évo- 
cateur de la steppe, de la vie des vagabonds 
et de cette trouble époque que fut la révo- 
lution russe. 

Après quelques années passées à Capri, 
il nous donne aujourd'hui des pages uni- 
quement inspirées de cette terre italienne 
où le proscrit .a trouvé un asile et V écrivain 
le repos. 

Les Contes d'Italie portent comme épi- 
graphe ces mots d'Andersen : « II n'y a pas 
de contes plus beaux que ceux que la vie 
elle-même a composés. » 

Pénétré de cette pensée, Gorki nous 
apporte le fruit d'observations prises sur le 
vif, de confidences notées au jour le jour, 
de colloques entendus, voire de légendes 
antiques évoquées par un événement quel- 



383210 



AVANT-PROPOS 



conque et qui, sous sa plume vigoureuse, 
revivent avec autant de puissance que d'ori- 
ginalité. 

Les qualités qui ont consacré la réputa- 
tion universelle de Maxime Gorki se re- 
trouvent dans ces notations directes, volon- 
tairement simples et que n y alourdit aucune 
trame banale ou compliquée. 

Parfois, — dans quelques-uns de ces 
contes, — transparaissent les tendances fon- 
damentales du romancier, son amour de la 
justice et de la liberté, son inébranlable foi 
en une régénération sociale. Mais ces pages 
sont, pour ainsi dire, noyées dans V ensemble 
du livre, qui est avant tout un poème du 
soleil, de la lumière et de la couleur. 

Et c'est ainsi que V artiste ajoute à une 
œuvre, aussi variée que forte, des fresques 
inattendues où rayonnent dans la transpa- 
rente atmosphère du pays latin, la beauté 
de la mer et la gloire des jardins en fleurs. 

S. P. 



CONTES D'ITALIE 



^■kaMa 



UNE GRÈVE A NAPLES 



Les employés des tramways de Naples 
s'étaient mis en grève ; sur toute la lon- 
gueur de la Riviera Ghiaïa s'étendait une 
chaîne de wagons vides. Les conducteurs et 
les wattmen, Napolitains bruyants et gais, 
remuants comme du vif-argent, s'étaient 
rassemblés sur la place de la Victoire. 

Au-dessus de leurs têtes, dépassant la grille 
du jardin public, un jet d'eau mince comme 
une lame d'épée étincelle au soleil. Les gré- 
vistes sont entourés d'une inquiétante foule 
de gens hostiles que leurs affaires appellent 
dans toutes les directions de l'immense cité ; et 
tous ces employés de magasins, ces artisans, 



CONTES d' ITALIE 



ces petits commerçants, ces couturières, 
blâment les grévistes et élèvent la voix avec 
colère. Des propos malveillants circulent, 
mêlés à des railleries mordantes; des mains 
s'agitent sans cesse, car les gestes des Napo- 
litains sont aussi éloquents et expressifs que 
leurs paroles intarissables. 

De la mer arrive une brise légère et les 
palmiers géants du jardin public balancent 
doucement les éventails de leurs branches 
vert foncé ; leurs troncs ressemblent étran- 
gement à de grosses pattes d'éléphants mons^ 
trueux, et paraissent taillés dans de la pierre. 
Des gamins, — les enfants presque nus des 
rues napolitaines, — sautillent, tels des moi- 
neaux, et remplissent l'air de leurs cris aigus 
et de leurs sonores éclats de rire. 

La ville, semblable à une vieille gravure, 
est généreusement inondée d'un ardent soleil ; 
elle chante ainsi qu'un orgue. Les flots 
bleus du golfe frappent en cadence les pierres 
du quai, accompagnant les grondements et 
les cris de la foule, comme des roulements 
de tambour. 



»* 



UNE GRÈVE A NAPLES 9 

Les grévistes se serrent les uns contre les 
autres d'un air sombre ; ils ne répondent 
presque pas aux exclamations exaspérées 
des assistants. Juchés sur la grille du jardin 
public, ils examinent avec inquiétude la rue 
au delà des têtes. Ils font penser à une 
bande de loups cernée par une meute. Il est 
évident pour tous que ces gens aux vête- 
ments identiques sont fortement unis par une 
décision inébranlable et qu'ils ne céderont 
pas ; cette sensation irrite encore plus la 
foule, mais il se trouve aussi des philosophes 
parmi elle : ceux-ci se mettent tranquillement 
à fumer et exhortent au calme les adversaires 
trop fougueux de la grève. 

— Ah ! signor. Que faire, si on n'a pas de 
quoi acheter des macaronis à ses enfants? 

Par deux, par trois, en petits groupes, 
les agents de la police municipale aux uni- 
formes élégants veillent à ce que la foule ne 
gêne pas la circulation des fiacres. Ils sont 
strictement neutres et regardent avec la 
même tranquillité les grévistes et les protes- 
tataires ; avec bonhomie, ils apaisent en plai- 



10 CONTES D ITALIE 



santant les uns et les autres quand les gestes 
et les cris prennent un caractère trop violent. 
Au cas où une collision sérieuse se produi- 
rait, il y a dans la rue étroite, le long des 
murailles des maisons, un détachement de 
carabiniers armés de petits fusils légers. 
C'est un groupe assez sinistre de gens coiffés 
de tricornes, vêtus de manteaux courts et 
de pantalons dont les bandes rouges font 
penser à deux ruisselets de sang. 

Les invectives mutuelles, les railleries, les 
reproches, les exhortations, tout se tait 
brusquement; au-dessus de la foule passe un 
souffle nouveau comme conciliateur ; les gré- 
vistes prennent un air encore plus sombre ; 
en même temps, ils se serrent en une masse 
plus compacte. Dans la foule, des exclama- 
tions retentissent : 

— Les soldats ! 

On entend un coup de sifflet ironique et 
joyeux à l'adresse des grévistes ; des cris de 
bienvenue s'élèvent et un gros homme vêtu 
d'un costume d'été clair, coiffé d'un panama, 
se met à sautiller, en frappant du pied 



UNE GRÈVE A NAPLES il 

les pavés de la chaussée. Les conducteurs et 
les wattmen se frayent lentement un pas- 
sage dans la foule et se dirigent vers les 
tramways ; quelques-uns montent sur les 
plates-formes. Ils sont encore plus sombres 
et répondent avec rudesse aux exclamations 
de la foule. Le silence se fait. En traversant 
la masse humaine, ils ont divisé son épais- 
seur hostile en fragments, en groupes dis- 
tincts, auxquels ils ont communiqué, semble- 
t-il, un état d'âme différent, moins bruyant, 
mais plus humain. 

Du quai Santa-Lucia arrivent, d'un pas 
léger et dansant, de petits soldats couleur 
grisaille qui frappent le sol en cadence et 
balancent leur bras gauche d'un geste 
machinal et monotone. On les dirait en fer- 
blanc et fragiles comme des jouets automa- 
tiques. Ils sont commandés par un élégant et 
bel officier aux sourcils froncés, à la bouche 
' tordue en une grimace de dédain. À côté de 
lui court un homme grand et corpulent 
coiffé d'un haut-de-forme, qui parle sans dis- 
continuer tout en fendant l'air de gestes 
innombrables. 



12 contes d'Italie 



La foule s'est écartée des wagons, le long 
desquels les soldats s'égrènent maintenant 
comme des perles grises. Ils s'arrêtent près 
des plates-formes sur lesquelles se trouvent 
les grévistes. 

L'homme en haut-de-forme, — ainsi que 
les personnages cossus qui l'entourent, — 
gesticule avec frénésie et crie : 

— Pour la dernière fois... Ultima volta! 
Entendez-vous ? 

Visiblement ennuyé, la tête baissée, l'offi- 
cier effilait sa moustache. L'homme en haut- 
de-forme accourut à ses côtés, agita très haut 
son couvre-chef et cria on ne sait quoi d*une 
voix rauque. L'officier lui jeta un coup 
d'œil oblique, se redressa, bomba la poitrine, 
et des paroles de commandement sonores 
retentirent. 

Alors les soldats s'élancèrent sur les plates- 
formes, tandis que les conducteurs et les 
wattmen en descendaient. 

La foule trouva la chose amusante ; des 
cris, des rires, des coups de sifflet éclatèrent 
pour mourir aussitôt. Silencieux, les traits 



UNE GRÈVE A NÀPLES 13 

> 1 1 ii ■ ■■ i i i ■ ii ■ ■ » 

tirés et un peu blêmes, les yeux écarquillés 
de surprise, les badauds s'écartèrent lour- 
dement des derniers wagons pour se diriger 
vers le premier. 

A deux pas de celui-ci, en travers de la 
voie, était étendu un wattman à tête blanche; 
il avait enlevé sa casquette et était couché 
sur le dos; sur son visage martial, les mous- 
taches se hérissaient d'un air menaçant vers 
le ciel. Un petit jeune homme vif comme un 
singe se jeta également sur le sol à côté de 
lui ; un nombre toujours plus grand de gré- 
vistes les imitèrent sans se hâter... 

La foule gronde avec un bruit sourd, des 
voix craintives implorent la Madone, les uns 
jurent avec colère, les femmes gémissent 
ou piaillent ; pareils à des balles de caout- 
chouc, les gamins, stupéfaits du spectacle, 
rebondissent partout. 

L'homme en haut-de-forme hurle d'une 
voix sanglotante. L'officier le regarde et 
hausse les épaules. Il doit remplacer les gré- 
vistes par des soldats, mais il n'a pas reçu 
l'ordre d'attaquer. 



14 GONTBft D'iTALIE 



Alors, Thomme en haut-de-forme, entouré 
de gens déférents, se jette du côté des cara- 
biniers ; ceux-ci s'ébranlent, approchent, se 
penchent sur les employés couchés sur les 
rails et s'efforcent de les relever. 

Un remue-ménage, une lutte commence, 
mais soudain la foule grise et poussiéreuse 
des spectateurs s'ébranle, pousse un hurle- 
ment, et se précipite sur les rails. L'homme 
en panama a arraché son chapeau de sa tête, 
l'a lancé en l'air et s'est couché le premier 
à terre à côté d'un gréviste ; il lui tape sur 
l'épaule et lui crie des encouragements dans 
la figure. 

Puis, après lui, des gens bruyants et gais, 
des gens qui n'étaient pas là deux minutes 
auparavant s'étendirent à leur tour sur les 
rails, comme si on leur eût fauché les pieds. 
Ils se jetaient à terre, se faisaient des 
grimaces en riant, saluaient ironiquement 
l'officier qui secouait ses gants sous le nez 
de l'homme en haut-de-forme, lui parlait en 
souriant et en hochant sa belle tête. 

Et les gens continuaient à se coucher sur 



i 

y 



UNE GRÈVE A NAPLES 15 

la voie. Les femmes y déposaient leurs 
paniers et leurs paquets ; les enfants s'y 
asseyaient tout pelotonnés sur eux-mêmes 
comme des chiens transis de froid ; des gens 
bien vêtus se roulaient et se salissaient dans 
la poussière. 

Sur la plate-forme du premier wagon, 
cinq soldats régardaient le monceau de corps 
entassés sous les roues et riaient, en vacil- 
lant sur leurs jambes, et en rejetant la tête 
en arrière. Ils ne ressemblaient plus à des 
jouets automatiques. . . 

...Une demi-heure se passa. Les wagons 
parcouraient maintenant, en grinçant, toutes 
les rues de Naples. Debout sur les plates- 
formes, les grévistes vainqueurs souriaient 
gaîment, ou faisaient le tour du tramway en 
demandant poliment aux voyageurs : 

— Vos billets, s'il vous plaît! 

Et, leur tendant les bouts de papier jaune 
ou rouge, les gens clignaient de l'œil, sou- 
riaient ou grommelaient avec bonhomie. 



A GÊNES 



A Gênes, sur la petite place située devant 
la gare, une foule nombreuse s'est rassem- 
blée ; l'élément ouvrier prédomine, mais on 
y voit aussi nombre de gens vêtus d'une 
manière cossue et qu'on sent bien nourris. 
En avant de la foule se trouvent les membres 
de la municipalité; au-dessus de leurs 
têtes se balance le lourd drapeau de la ville, 
artistement brodé de soie et, à côté de lui, 
flottent les étendards multicolores des orga- 
nisations ouvrières. L'or des pompons, des 
franges, des cordons, des lances des hampes 
étincelle, la soie bruit et la foule, dont 
l'émotion est solennelle, bourdonne comme 
un chœur qui chanterait à mi-voix. 

Au-dessus d'elle, sur un piédestal élevé, 



A GÊNES 17 



s'érige la belle figure de Christophe Colomb, 
le rêveur qui a beaucoup souffert et qui a 
vaincu parce qu'il avait la foi. Maintenant 
encore, il domine les hommes, auxquels il 
semble dire de ses lèvres de marbre : 

— Les croyants seuls peuvent triompher. 

A ses pieds, autour du piédestal, les musi- 
ciens ont déposé leurs trompettes dont le 
cuivre reluit au soleil. 

Étalée en demi-cercle, la gare, lourd 
édifice de marbre, déploie ses ailes comme 
pour étreindre la foule. Du port arrivent le 
bruit rauque de la respiration des bateaux, 
du travail des hélices dans l'eau, le tinte- 
ment des chaînes, les coups de sifflet et des 
cris. Sur la place, tout est calme et inondé 
de chaleur ; l'air est étouffant . Sur les bal- 
cons, aux fenêtres des maisons, apparaissent 
des femmes lumineuses, tenant des bouquets 
à la main, et des enfants en habits de fête, 
pareils à des fleurs. 

Une locomotive siffle en approchant de la 
gare. La foule tressaille; quelques chapeaux 
fripés volent au-dessus des têtes, comme 

2 



18 CONTES D'ITALIE 



des oiseaux noirs. Les musiciens prennent 
leurs instruments; des gens graves, d'âge 
mûr, s'agitent et se placent en avant ; tour- 
nés vers la foule, ils parlent en agitant les 
mains à droite et à gauche . 

Lourdement, sans hâte, la foule se par- 

> 

tage, et ménage un large espace au milieu 
de la place. 

— Qui attend-on ? 

— Les enfants de Parme ! 

Il y a grève à Parme. Les patrons ne 
cèdent pas ; les ouvriers sont à court d'ar- 
gent, ils ont rassemblé leurs enfants qui 
commençaient déjà à souffrir de la faim et ils 
les ont envoyés à leurs camarades de Gênes. 

De derrière les colonnes de la gare sort 
une procession bien réglée de petits hom- 
mes ; leurs vêtements les couvrent à peine 
et ils ont l'air velus dans leurs haillons, 
velus comme d'étranges petits fauves. Ils 
marchent en se donnant la main, par ran- 
gées de cinq; ils sont très petits, poussié- 
reux, visiblement fatigués. Ils ont l'air grave, 
mais le regard brillant, net et clair, et quand 



A GÊNES 19 

la musique, pour les accueillir, se met à 
jouer l'hymne de Garibaldi, uu sourire de 
satisfaction passe en une onde joyeuse sur 
ces visages anguleux et décharnés. 

La foule souhaite la bienvenue aux hom- 
mes de l'avenir par un cri assourdissant ; les 
étendards s'inclinent devant eux ; le cuivre 
des trompettes rugit, assourdit et aveugle 
les bambins. Un peu déconcertés par cette 
réception, ils reculent pendant l'espace d'une 
seconde et, soudain, comme s'ils eussen 
tout à coup grandi, comme s'ils se fussent 
allongés et confondus en un seul corps, par 
des centaines de voix, mais avec le son d'une 
seule poitrine, ils crient : 

— Viva Italia! 

— Vive la jeune Parme ! tonne la foule, 
en se jetant vers eux. 

— Evviva Garibaldi! ripostent les enfants, 
en pénétrant dans la foule où ils se perdent. 

Aux fenêtres des hôtels, sur les toits 
des maisons, des mouchoirs blancs batten 
comme des ailes. Une pluie de fleurs et de 
cris joyeux tombe de là sur la tête des gens. 



20 CONTES D ITALIE 



i 
y » 



Tout a pris un air de fête, tout s'est 
animé et le marbre gris s'est fleuri d'on ne 
sait quelles taches éclatantes. 

Les étendards flottent, les bouquets et les 
chapeaux volent ; par-dessus la foule appa- 
raissent des têtes d'enfants ; des pattes 
minuscules et brunies s'agitent, pour saisir 
les fleurs et saluer, tandis qu'un cri puissant 
et continu retentit : 

— Viva il Soçialismo ! 

— Evviva Italia ! 

On s'est emparé de presque tous les 
enfants ; on les porte ; ils sont assis sur les 
épaules des grandes personnes, serrés contre 
les larges poitrines d'hommes barbus et 
sévères, et la musique devient à peine per- 
ceptible au milieu du tapage, des cris et des 
rires. 

Les femmes se faufilent et enlèvent ceux 
des nouveaux venus qui restent; elles se 
crient l'une à l'autre : 

— Vous en prenez deux, Annita? 

— Oui. Et vous aussi ? 

— Il en faut un pour Marguerite l'infirme. . . 



A GÊNES 21 

r i ■ i i ■ i ■ i - l .._._ J -__ . — __ .^— _ ^_ ^— 

Partout on ne voit que des visages rayon- 
nants, une animation joyeuse, de bons yeux 
humides; de-ci, de-là, les enfants des gré- 
vistes mangent déjà du pain. 

— On ne pensait pas à cela à notre époque ! 
dit un vieillard au nez crochu, qui tient 
un cigare noir entre les dents. 

— C'est pourtant si simple ! 

— Oui ! C'est simple et intelligent ! 

Le vieux retire son cigare de la bouche, 
en examine le bout et secoue la cendre 
avec un soupir. Puis, apercevant à côté de 
lui deux gamins de Parme, des frères, on le 
voit, qui le regardent avec gravité, il prend 
un air rébarbatif, se hérisse, enfonce son 
chapeau sur ses yeux et ouvre les bras tout 
grands ; les enfants se serrent l'un contre 
l'autre, se renfrognent et reculent. Mais le 
vieillard s'accroupit soudain et se met à 
imiter avec beaucoup d'habileté le chant du 
coq. Les petits rient en trépignant de leurs 
talons nus sur les pavés ; le vieux se lève, 
rajuste son chapeau ; il se dit qu'il a fait tout 
ce qu'il fallait faire et s'en va en chancelant 
sur ses jambes affaiblies. 






22 CONTES D ITALIE 



Une bossue, aux cheveux gris, au visage 
de sorcière, au menton velu et osseux, est 
debout près du piédestal de la statue de 
Colomb. Elle pleure et essuie ses yeux rou- 
ges avec le coin de son châle déteint. Sombre 
et difforme, elle paraît étrangement solitaire 
parmi la foule surexcitée. 

Une Génoise aux cheveux noirs marche 
en sautillant et lient par la main un petit 
bonhomme qui a peut-être sept ans ; il est 
coiffé d'un chapeau aux larges ailes tombant 
jusque sur ses épaules et chaussé de sabots 
de bois. Il secoue sa petite tête pour repous- 
ser sur sa nuque son chapeau qui glisse sans 
cesse sur sa figure. La femme arrache la 
coiffure et l'agite bien haut en l'air. Elle 
chante et rit; le gamin la regarde en sou- 
riant, la tête rejetée en arrière ; puis il saute, 
désireux de reprendre son chapeau; et la 
femme et l'enfant disparaissent. 

Un homme de taille élevée, au tablier de 
cuir, aux énormes bras nus, tient sur son 
épaule une fillette d'environ six ans, grise 
comme une souris ; il dit à la femme qui 



A GÊNES 23 



marche à côté de lui et qui conduit par la 
main un gamin roux comme la flamme : 

— Comprends-tu, si ça réussit... il sera 
difficile de nous vaincre... 

Il rit d'un rire épais, bruyant, triomphant 
et il crie en lançant son petit fardeau dans 
l'air bleu : 

— Evviva Par ma — a! 

Les gens s'en vont, accompagnant ou por- 
tant des enfants ; il ne reste sur la place que 
des fleurs piétinées, des papiers qui ont enve- 
loppé des caramels, un joyeux groupe de 
facchini et, au-dessus, la noble figure de 
l'homme quia découvert le Nouveau Monde. 

Et par les rues, semblables à d'immenses 
trompettes, arrivent les cris joyeux des 
hommes qui vont au-devant d'une vie nou- 
velle . 



LES ŒILLETS 



Il est midi, la chaleur est accablante. On 
ne sait où le canon vient de tonner. Dans 
l'air ébranlé par l'explosion, les odeurs 
caustiques de la ville sont devenues plus 
violentes; on sent plus fortement l'ail, 
l'huile d'olive, le vin et la poussière chaude. 

Le bruit de la journée méridionale, cou- 
vert par celui du canon, s'est appuyé pour 
un instant sur les pavés brûlants ; puis, 
s' élevant de nouveau au-dessus des rues, 
il s'est écoulé vers la mer en un large fleuve 
aux ondes troubles. 

La ville est bariolée, allègre et écla- 
tante, comme une chasuble richement bro- 
dée ; dans ses cris, son agitation et ses 
gémissements passe, tel un hymne sacré, 



LES ŒILLETS 25 



léchant de la vie. Toute ville est un temple 
élevé par les travaux des hommes, tout 
travail est une prière à l'Avenir. 

Le soleil est au zénith, le ciel surchauffé, 
aveugle comme si de chacun de ses points 
tombaient sur la terre et sur la mer des 
rayons de feu bleuâtre qui se planteraient 
profondément dans l'eau et dans les pierres 
de la ville. La mer étincelle, pareille à de 
la soie couverte d'une épaisse broderie d'or ; 
en effleurant le rivage de ses ondes verdâtres 
et tièdes, elle chante tout bas au soleil la 
grande chanson de la source du bonheur et 
de la vie. 

Les gens couverts de poussière et de 
sueur s'interpellent joyeusement ; ils courent 
dîner. Beaucoup s'empressent d'aller sur le 
rivage ; ils se dépouillent à la hâte de leurs 
vêtements et sautent dans l'eau. Les corps 
basanés, dès qu'ils se plongent dans les flots, 
deviennent ridiculement petits, telles de 
noires parcelles de poussière tombant dans 
une grande coupe de vin. 

Le rejaillissement soyeux des vagues, 



26 contes d'italie 



les cris joyeux, les rires et les glapissements 
des bambins, les bonds chatoyants de la 
mer déchirée par les sauts des baigneurs 
— tout s'élève vers le soleil, telle une 
offrande à la Divinité. 

Sur le trottoir, dans l'ombre d'une grande 
maison, quatre paveurs, gris, secs et solides 
comme des pierres, sont assis et se préparent 
à dîner. Un vieillard, blanc de poussière 
comme si on l'avait saupoudré de cendres, 
ferme à moitié ses yeux vigilants et avides ; 
il tranche avec un couteau un pain long et 
veille à ce que chaque morceau soit de la 
même dimension. Il est coiffé d'un bonnet 
rouge tricoté, dont le pompon lui tombe 
sur la figure ; le vieillard secoue sa grosse 
tête d'apôtre, où saille son long nez crochu, 
pareil à cçlui d'un perroquet ; il renifle et 
ses narines se gonflent. 

A côté de lui, un jeune homme, bronzé 
et noir comme un scarabée, est couché, face 
au ciel, sur les pavés tièdes. Des miettes de 
pain lui tombent sur le visage, il plisse les 
yeux paresseusement et chante à mi-voix, 



LES ŒILLETS 27 



comme en rêve . Les deux autres sont assis 
et sommeillent, appuyés contre les murailles 
blanches de la maison. 

Un garçonnet se dirige vers eux ; il tient 
d'une main une bouteille de vin entourée 
d'une clisse de paille et de l'autre un petit 
paquet. La tête rejetée en arrière, il pousse 
des cris aigus, tel un oiseau, sans remar^ 
quer qu'à travers la paille, s'échappent de 
lourdes et épaisses gouttes de vin, qui 
tombent à terre et étincellent comme des 
rubis. 

Le vieillard s'en aperçoit ; il pose le cou- 
teau et le pain sur la poitrine de son voi- 
sin et appelle l'enfant avec des gestes d'in- 
quiétude. 

— Vite ! Vite ! Es-tu aveugle ? Regarde : 
le vin ! 

Le bambin élève la bouteille à la hau- 
teur de son visage, pousse une exclamation 
et accourt auprès des paveurs. Ceux-ci 
s'agitent, s'écrient, tâtent la bouteille. Rapide 
comme une flèche, le gamin s'est enfui vers 
la cour et en revient avec la même hâte 



28 contes d'italie 



en apportant un grand plat jaune et pro- 
fond. 

On pose le plat à terre ; le vieillard y 
verse avec précaution un jet de liquide 
rouge et vivant ; quatre paires d'yeux 
admirent le chatoiement du vin au soleil et 
les lèvres desséchées frémissent avec avi- 
dité. 

Une femme survient ; elle a une robe 
bleu pâle et un fichu de dentelle couleur 
d'or posé sur ses cheveux noirs . Les hauts 
talons de ses bottines jaunes résonnent dis- 
tinctement. Elle mène par la main une fil- 
lette aux cheveux bouclés qui tient deux 
œillets écarlates et chantonne en marchant : 

— O, ma, o ma, o mia ma-a... 

La fillette s'arrête derrière le vieux 
paveur ; elle se tait, se dresse sur la pointe 
du pied et regarde gravement, par-dessus 
l'épaule du vieillard, le vin qui coule dans 
le plat jaune et qui chante comme s'il repre- 
nait la chanson de l'enfant. 

Celle-ci a dégagé sa main de la main de 
la femme, elle arrache les pétales de ses 



LES ŒILLETS 29 



fleurs, et levant bien haut sa menotte noire 
comme l'aile d'un moineau, elle lance les 
œillets rouges dans le vase de vin . 

Les quatre hommes tressaillent ; quatre 
têtes irritées et poussiéreuses se relèvent ; la 
fillette bat des mains et rit, en trépignant en 
cadence . La mère embarrassée la prend par 
le bras et prononce quelques mots d'une 
voix aiguë. Le gamin rit, plié en deux. 
Dans le vase, sur le vin noir, les pétales 
de fleurs flottent comme de petits bateaux 
roses. 

Le vieillard tire un verre de sa poche ; 
il puise du vin et aussi des pétales ; il se 
soulève avec difficulté sur les genoux et, 
portant son verre à ses lèvres, il dit d'un ton 
grave et rassurant : 

— Ça ne fait rien, madame ! Le cadeau 
d'un enfant, c'est un don de Dieu ! A votre 
santé, belle dame, et à la tienne aussi, petite ! 
Sois belle comme ta mère et deux fois plus 
heureuse... 

Il trempe sa moustache grise dans le 
verre, plisse les paupières et aspire le liquide 



30 CONTES D'ITALIE 



noir par lentes gorgées, en claquant de la 
langue, et en remuant son nez crochu. 

La mère sourit, salue et part, entraînant 
la petite qui, les yeux mi-clos, se remet à 
chantonner : 

— 0, ma-a... o, mia mia-a... 

Les paveurs tournent avec lassitude la 
tête et contemplent tour à tour le vin et la 
fillette qui s'en va ; ils regardent, sourient, 
et se parlent avec la volubilité propre aux 
méridionaux . 

Dans le vase, à la surface du vin rouge 
foncé, flottent les pétales vermeils des œil- 
lets. 

La mer chante, la ville bourdonne, le 
soleil étincelle, créateur de légendes. 



LE NAUFRAGÉ 



Les cyprès bruissent. 

C'est comme si des milliers de cordes 
métalliques étaient tendues dans l'épaisse 
feuillée des oliviers ; le vent agite les feuilles 
roides qui frôlent les cordes et ces contacts 
légers et incessants remplissent l'air de so- 
norités chaudes et enivrantes. Ce n'est pas 
encore de la musique, mais il semble que 
des mains invisibles accordent des centaines 
d'invisibles harpes, il semble à chaque in- 
stant que le silence va se faire et que les 
cordes vont jouer de toute leur force un 
hymne au soleil, au ciel et à la mer. 

Le vent souffle, les arbres se balancent 
et paraissent descendre la montagne pour 
aller vers la mer, en hochant leur cime. La 



32 contes d'italie 



vague se brise sur les rochers du rivage avec 
un bruit sourd et cadencé. La mer tout 
entière n'est que taches blanches et vivantes, 
comme si d'innombrables volées d'oiseaux 
s'étaient posées sur sa surface bleue ; toutes 
voguent dans le même sens et disparaissent 
en plongeant pour réapparaître et bruire 
d'un bruissement à peine perceptible. A 
l'horizon , deux embarcations se balancent, 
pareilles, elles aussi, à des oiseaux gris, avec 
leurs voiles triangulaires hissées très haut. 
Tout cela rappelle un rêve ancien, à demi 
oublié, qui ne ressemble pas à la réalité. 

— Le vent est fort aujourd'hui, dit un 
vieux pêcheur assis à l'ombre des rochers, sur 
la petite plage parsemée de galets sonores. 

Le brisant a couvert la grève de filaments 
d'algues odorantes, rousses, dorées et vertes, 
qui se flétrissent au soleil sur les galets 
brûlants. L'air salin est saturé de l'odeur 
acre de l'iode. L'une après l'autre, les vagues 
onduleuses accourent sur le rivage. 

Le vieux pêcheur ressemble à un oiseau, 
avec son petit visage ratatiné, son nez cro- 



LE NAUFRAGÉ 33 



chu et ses yeux ronds, très perçants, sans 
doute, que dissimulent les replis bronzés 
de la peau. Ses doigts sont secs, recourbés, 
et se meuvent avec difficulté . 

—-Il y a environ un demi-siècle de cela, 
signor, médit le vieillard, et sa voix vibrait 
à l'unisson du bruissement des flots et du 
tintement des cyprès, il faisait une journée 
lumineuse et sonore comme celle-ci, tout 
riait et chantait. Mon père avait quarante 
ans, moi seize; j'étais amoureux : vous savez 
que c'est inévitable à cet âge-là et sous un 
beau soleil. 

— Allons pêcher des pezzoni, Guido, 
me dit mon père. 

Le pezzone, signor, c'est un poisson très 
fin et délicat, qui a des nageoires roses. On 
l'appelle aussi poisson-corail, parce qu'il 
aime à vivre là où se trouve le corail, à une 
très grande profondeur. Pour le pêcher, on 
jette d'abord l'ancre et l'on charge de plomb 
les hameçons. C'est une bien jolie pêche.. 

Et nous partîmes sans nous attendre à 

3 



34 CONTES d'italie 



rien, sauf à la bonne fortune. Mon père était 
un homme robuste, un pêcheur expéri- 
menté ; mais, quelque temps auparavant, il 
avait élé malade ; il souffrait de la poitrine 
et ses doigts étaient tordus par le rhuma- 
tisme. Il avait travaillé par une froide jour- 
née d'hiver, et le mal qui guette tous les pê- 
cheurs avait fondu sur lui. 

C'est un vent très méchant et rusé que 
celui qui nous caresse si doucement ; il 
souffle du rivage et semble nous pousser 
amicalement vers la mer. Mais là, il s'ap- 
proche à la dérobée et se jette sur 
vous brusquement, comme si on l'avait 
insulté. La barque est aussitôt désemparée ; 
elle vogue au vent, quille en l'air parfois, 
et vous, vous barbotez dans l'eau. Tout 
cela en moins d'une minute ; à peine avez- 
vous le temps de recommander votre âme à 
Dieu, que vous voilà entraîné, pourchassé 
par le tourbillon. Les brigands sont plus 
honnêtes que ce vent diabolique. D'ailleurs, 
les hommes ne sont jamais pires que les 
éléments. 



LE NAUFRAGÉ 35 



Or donc, c'est ce vent-là qui nous assaillit 
à quatre kilomètres du rivage, tout près, 
comme vous le voyez. Il nous assaillit à 
l'improviste, comme un poltron et un lâche. 

— Attention, Guido ! me cria mon père, 
en s'emparant des rames. Vite ! l'ancre ! 

Mais, tandis que je levais l'ancre, mon 
père reçut un coup de rame en pleine poi- 
trine ; le vent lui avait arraché l'aviron des 
mains ; il s'écroula évanoui au fond de la 
barque. Je n'avais pas le temps de lui venir 
en aide, car nous risquions d'être renversés 
d'un instant à l'autre. Quand je saisis les 
rames, nous étions déjà emportés, Dieu sait 
où, au milieu d'une poussière d'eau. Le vent 
éparpillait la crête des vagues et nous en 
aspergeait comme un prêtre, mais avec plus 
de zèle, bien que ce ne fût pas pour nous 
laver de nos péchés. 

— C'est très grave, fils ! me dit le père 
en revenant à lui ; et après avoir jeté un 
coup d'œil vers le rivage, il ajouta : nous en 
avons pour longtemps... 

Quand on est jeune, on croit difficilement 



36 CONTES DITAL1E 

au danger. J'essayais de ramer, je faisais 
tout ce qu'il importe de faire en mer à 
l'heure du danger, lorsque ce vent, haleine 
des méchants démons, nous creuse amicale- 
ment mille tombes et chante le Requiem 
sans qu'il nous en coûte rien . 

— Reste tranquille, Guido, dit mon père 
avec un sourire et en secouant l'eau qui tom- 
bait sur sa tête. A quoi bon brasser la mer 
avec des allumettes ? Épargne tes forces, 
mon fils, sinon on t'attendra en vain à la 
maison. 

Les flots se renvoyaient l'un à l'autre 
notre petite embarcation, comme des enfants 
jouant à la balle ; ils venaient nous faire 
visite en passant par-dessus bord ; ils s'éle- 
vaient au-dessus de nos têtes, en hurlant ; 
nous tombions dans des trous profonds, 
nous montions sur des crêtes écumeuses, et 
la terre ferme s'éloignait de nous toujours 
davantage. Mon père me dit : 

— Guido, tu parviendras peut-être vivant 
au rivage, moi pas : écoute ce que je vais 
te dire... 



LE NAUFRAGÉ 37 



Et il me fit part de tout ce qu'il savait des 
habitudes de tel ou tel poisson ; il m'apprit 
où, quand, et comment j'avais le plus de 
chances d'en prendre. 

— Nous ferions peut-être mieux de prier, 
père? proppsai-je. Nous étions comme deux 
lapins cernés par une bande de molosses à 
la mâchoire découverte. 

— Dieu voit tout, répliqua mon père. Il 
sait que les hommes créés pour la terre 
périssent en mer, et que moi, ton père, je 
dois t'enseigner ce que tu dois savoir. Ce 
n'est pas des prières qu'il faut à la terre et 
aux hommes, c'est le travail... Dieu le com- 
prend... 

Et après m'avoir confié tout ce qu'il savait 
de sa profession, mon père m'apprit com- 
ment je devais me comporter envers mon 
prochain . 

— Est-ce bien le moment de m'instruire? 
demandai-je. Tu ne l'as pas fait sur terre... 

— Sur terre, je ne sentais pas la mort 
aussi proche qu'à présent... 

Le vent hurlait comme un fauve et fai- 



38 contes d'italie 



sait rejaillir les vagues autour de nous. Mon 
père devait crier pour être entendu; il 
clamait : 

— Agis toujours comme si personne 
n'était meilleur ni pire que toi ! Le sei- 
gneur et le paysan, le prêtre et le soldat, 
tous ne forment qu'un seul corps. 

Jamais il ne m'avait parlé de la sorte sur 
la terre ferme. Son visage était bon et gai, 
mais il me semblait qu'il me considérait avec 
ironie et méfiance, comme si je n'étais 
encore qu'un enfant à ses yeux. Parfois 
même, j'en étais offensé : quand on est jeune, 
on a de l'amour-propre. 

Ses cris avaient sans doute dompté ma 
frayeur ; c'est probablement pour cette rai- 
son que je me souviens aujourd'hui si par- 
faitement... 

* * 

Le vieux pêcheur se lut un instant, con- 
templa la mer blanche, sourit, et continua 
en clignant de l'œil : 

— Après avoir étudié avec attention les 



LE NAUFRAGÉ 39 



hommes, je sais, signor, que se souvenir 
c'est comprendre et que, plus on comprend, 
plus on aperçoit de bien autour de soi : 
c'est la vérité, croyez-moi ! 

Aujourd'hui encore, je me rappelle le visage 
mouillé de mon père et ses yeux immenses, 
qui me regardaient avec gravité, avec amour. 
Ce regard m'apprit alors que le jour de ma 
mort n'était pas encore venu. J'avais peur, 
certes ! mais je savais que je ne périrais 
pas. 

Nous fûmes culbutés, cela va sans dire... 
Nous nous retrouvâmes tous deux dans l'eau 
bouillonnante, parmi l'écume qui nous 
aveuglait, au milieu des vagues affolées, qui 
se lançaient nos corps et les projetaient sur 
la quille de la barque. Avant de tomber à 
l'eau, nous avions attaché aux bancs tout ce 
qu'il était possible d'y assujettir; nous te- 
nions de solides cordes dans nos mains, afin 
de ne pas être arrachés de notre barque tant 
qu'il nous resterait des forces. Mais il était 
terriblement difficile de se maintenir sur 
l'eau. Plus d'une fois nous fûmes jetés, mon 



40 contes d'Italie 



père et moi, contre la carène dont les flots 
nous éloignaient ensuite, presque aussitôt. 
Le pire était que nous avions le vertige ; 
nos yeux et nos oreilles se remplissaient 
d'eau et nous nous sentions devenir aveugles 
et sourds. 

Gela dura longtemps, sept heures envi- 
ron; puis le vent eut une saute brusque; il 
se précipita du côté du rivage et nous fûmes 
entraînés vers la terre. Alors je m'écriai 
joyeusement : 

— Courage ! 

Le père cria aussi quelque chose, mais je 
ne compris qu'un seul mot : 

— - Brisés... 

Il pensait aux rochers ; comme ceux-ci 
étaient encore loin je ne crus pas au péril. 
Mais mon père s'y connaissait mieux que 
moi. Nous voguions entre des montagnes 
d'eau, collés comme des limaces à notre 
gouvernail, contre lequel nous nous meur- 
trissions joliment ; nous sentions nos forces 
nous trahir, l'engourdissement nous gagner. 
Gela dura longtemps encore.,. Par contre, 



LE NAUFRAGÉ 41 



quand les montagnes noires du rivage de- 
vinrent visibles, tout se déroula avec une 
rapidité inconcevable. Elles se mouvaient 
en chancelant au-devant de nous, elles se 
penchaient sur l'eau, prêtes à s'écrouler sur 
nos têtes, d'une seconde à l'autre, et les 
vagues blanches jetaient nos corps à leurs 
pieds; notre barque craqua, comme une 
noix sous le talon d'une botte ; je fus préci- 
pité dans les flots ; je vis les arêtes déchi- 
quetées des rochers pointus pareils à des 
lames; je vis la tête de mon père très haut 
au-dessus de moi, puis au-dessus de ces 
griffes diaboliques. 

On le retira de l'eau deux heures plus 
tard, l'épine dorsale fracturée et le crâne 
ouvert jusqu'au cerveau. La plaie qu'il por- 
tait à la tête était immense ; une partie de la 
matière cérébrale avait été emportée par 
l'eau, mais je revois encore les fragments 
grisâtres aux veinules rouges qui étaient 
restés dans la blessure : on eût dit du por- 
phyre ou de l'écume mêlée de sang. Quant 
au corps, il était effroyablement déchiqueté ; 



42 CONTES D ITALIE 



seul, le visage était indemne; il avait une 
expression de calme et les yeux étaient bien 
clos. 

Moi aussi, j'étais passablement contu- 
sionné ; on me ramena sur le rivage. Nous 
avions été jetés sur le continent, près d'A- 
malfi, un lieu inconnu pour moi, habité 
par des pêcheurs ; ces aventures-là ne les 
étonnent pas, elles les rendent bons. Les 
gens qui mènent une vie semée de dangers 
sont toujours bons ! 

Je crois que je n'ai pas su vous dire de 
mon père tout ce que je sens et ce que je 
garde en mon cœur depuis cinquante et un 
ans ; il faudrait des paroles spéciales pour 
cela, un chant peut-être, mais nous, nous 
sommes des gens simples comme les pois- 
sons, et nous ne savons pas trouver les 
paroles belles et expressives qui conviennent. 
On sent et on sait toujours plus qu'on ne 
saurait dire. 

L'essentiel pour moi en cette affaire, c'est 
que mon père, à l'heure de la mort, n'a pas 
eu peur ; il n'a pas oublié son fils et il a 



LE NAUFRAGÉ 43 



trouvé la force et le temps de me confier ce 
qu'il considérait comme important. J'ai vécu 
soixante-sept ans, et je puis dire que tout 
ce qu'il m'a enseigné est vrai ! 



* 
* * 



Le vieillard enleva son bonnet de tricot, 
rouge jadis, roux maintenant ; il en tira une 
pipe, et baissant son crâne nu et bronzé, il 
ajouta avec force : 

— Tout est vrai, cher signor ! Les gens 
sont tels que vous voulez les voir ! Regardez- 
les avec bonté et vous vous en trouverez 
bien, eux de même. Ils en deviendront 
encore meilleurs et vous aussi ! C'est bien 
simple ! 

Le vent devenait toujours plus violent, et 
les vagues plus hautes, plus blanches et 
plus aiguës ; des oiseaux se groupèrent sur 
la mer; ils se mirent à voguer au loin avec une 
vitesse toujours croissante ; les deux navires 
aux voiles triangulaires avaient déjà disparu 
derrière la bande bleue de l'horizon. 



44 contes d'italie 



Sous l'écume des flots, les rives escarpées 
de l'île semblaient bordées de dentelle. 
L'eau bleue rejaillissait tumultueusement et 
les cyprès bruissaient, voluptueux et inlas- 
sables. 



LA VENDETTA 



Récit d'un Calabrais. 



. . . Puisque la vie est devenue telle que 
rhomme ne peut plus trouver son pain sur 
la terre engraissée par les os des ancêtres, 
que, traqué par la misère, il doit par- 
tir le cœur serré, pour F Amérique du Sud, 
à trente jours de voyage du sol natal r 
puisque la vie est telle, que voulez- vous 
donc de cet homme ? 

Peu importe ce qu'il est ! Il est comme 
un enfant arraché du sein de sa mère ; le 
vin de l'étranger lui semble amer et ne réjouit 
pas son cœur ; au contraire, il l'empoisonne 
de tristesse et le rend imprégnable comme 
une éponge ; et de même qu'une éponge 
s'imbibe d'eau, ce cœur arraché du sein de 



46 contes d'itàlie 



la patrie absorbe avec avidité tout le mal 
ambiant. 

Chez nous, enCalabre, avant de s'en aller 
au delà de l'Océan, les jeunes gens se 
marient; peut-être est-ce pour approfondir 
encore l'amour pour la patrie par l'amour 
pour la femme ; car la femme attire tout 
autant que la patrie et rien ne préserve 
mieux l'exilé que l'amour, qui le pousse à 
révenir au pays, dans les bras de sa bien- 
aimée. 

Mais les unions de ces gens que la misère 
condamne à l'exil sont presque toujours les 
prologues de drames atroces de la ven- 
geance et de la fatalité. 



# 
# # 



Voici une tragédie qui s'est déroulée, il y 
a peu de temps, à Senerchia, commune 
située sur les contreforts des Apennins. 

Pour prendre à son début cette histoire, 
simple et terrible comme un récit biblique, 
il faut remonter à cinq ans en arrière. 



LA VENDETTA 47 



La belle Emilia Bracco vivait alors à Sara- 
cena, petit village de la montagne ; son 
mari était parti en Amérique et elle habi- 
tait la maison de sa belle-mère. Ouvrière 
adroite et robuste, elle possédait, en outre, 
une belle voix et un caractère gai. Elle 
aimait à rire et à plaisanter ; un peu 
coquette, elle excitait violemment par sa 
beauté les désirs ardents des garçons du 
village et des gardes-forestiers de la mon- 
tagne. 

Tout en s 1 amusant en paroles, elle savait 
garder son honneur de femme mariée ; son 
rire faisait naître de doux rêves, cepen- 
dant personne ne pouvait se vanter de 
l'avoir vaincue. 

Mais, comme vous le savez, c'est le diable 
et les vieilles femmes qui souffrent le plus 
de la jalousie. Emilia avait une belle-mère, 
et le diable est toujours présent là où le mal 
est possible. 

— Tu es bien gaie pour une femme éloi- 
gnée de son mari, disait la vieille ; j'ai envie 
de lui écrire. Prends garde, je suis cha- 



48 contes d'italie 



cun de tes pas ; rappelle-toi que ton honneur 
est lié à celui de notre famille. 

Tout d'abord, Emilia assura sa belle-mère 
qu'elle aimait son mari et qu'elle n'avait 
rien à se reprocher. Mais l'autre la blessa 
de ses soupçons de plus en plus souvent et 
avec une violence croissante ; poussée par le 

diable, elle se mit à conter à droite et à 
gauche que sa bru avait perdu toute pudeur. 
Quand elle l'apprit, Emilia eut peur. Elle 
supplia la vieille sorcière de ne pas la perdre 
par ses calomnies, jurant qu'elle n'était pas 
coupable, même en pensée, ce que la vieille 
refusa de croire. 

— Je sais ce que c'est, disait la belle- 
mère ; moi aussi j'ai été jeune et je n'ignore 
pas ce que valent ces sortes de serments. 
D'ailleurs, j'ai déjà écrit à mon fils qu'il 
revienne au plus vite venger son honneur. 

— Tu lui as écrit ? demanda tout bas 
Emilia. 

— Oui. 

— C'est bien... 

Nos paysans sont jaloux comme des 



LA VENDETTA 49 



Arabes. Emilia savait ce qui l'attendait au 
retour de son mari. 

Le v lendemain, la belle-mère s'en alla 
dans la forêt ramasser du bois mort ; Emi- 
lia la suivit, une hache dissimulée sous sa 
jupe, et la tua. Puis elle alla se constituer 
prisonnière et fit l'aveu de son crime aux 
carabiniers. 

— Mieux vaut être une criminelle que 
passer pour une femme éhontée, quand on 
est honnête, déclara-t-elle. 

Son jugement fut son triomphe ; presque 
tous les habitants de Senerchia témoi- 
gnèrent en sa faveur; beaucoup dirent en 
pleurant aux juges : 

— Elle est innocente, elle s'est perdue 
inutilement ! 

Seul, le vénérable archevêque Gozzi se 
décida à élever la voix contre la malheu- 
reuse ; il ne voulait pas croire en son inno- 
cence ; il parla de la nécessité de maintenir 
dans le peuple les vieilles traditions ; il 
exhorta le tribunal à ne pas tomber dans 
l'erreur, commise par les Grecs, qui acquit- 

i 



50 CONTES D'iTALIE 



tèrent Phryné, éblouis qu'ils étaient par la 
beauté d'une femme de mauvaise vie ; il dit 
tout ce qu'il devait dire et peut-être fut-ce 
à cause de lui qu'Emilia se vit condamner à 
quatre ans de détention. 

# 
# # 

De même que le mari d'Emilia, un autre 
habitant du village, Donato Guarnaccia, 
vivait en Amérique ; il avait lui aussi laissé 
dans sa patrie une jeune femme, dont l'oc- 
cupation peu joyeuse était celle de Péné- 
lope, tisser des rêves, sans vivre. 

Or, voici trois ans de cela, Donato reçut 
un jour une lettre de sa mère ; elle l'infor- 
mait que sa jeune femme Térésa était deve- 
nue la maîtresse de son beau-père, du père 
de son mari, et qu'elle vivait avec lui. Tou- 
jours le diable et la vieille femme, comme 
vous voyez ! 

Le fils Guarnaccia prit passage sur le pre- 
mier navire en partance pour Naples et 
arriva hrusquement, comme s'il tombait du 
ciel. 



LA VENDETTA 51 



Sa femme et son père feignirent d'être 
surpris; les premiers temps, le jeune mari, 
sévère et méfiant, se tint tranquille. Il vou- 
lait savoir au juste ce qu'il en était, car il con- 
naissait l'histoire d'Emili a Bracco ; il se mon- 
tra donc aimable avec Térésa, et pendant 
quelque temps il sembla que le couple 
vivait une seconde lune de miel. 

La mère cependant essayait de verser le 
poison dans l'âme de son fils, mais celui-ci 
l'arrêtait : 

— Assez ! Je veux me convaincre moi- 
même de la véracité de tes paroles ; ne me 
trouble pas. 

La moitié de l'été s'écoula, paisible et 
calme ; la vie tout entière peut-être aurait 
passé ainsi, si durant les brèves absences 
du fils, le père ne s'était mis à relancer sa 
bru; celle-ci repoussa le vieux débauché, 
qui résolut de se venger. 

— Prends garde à toi ! lui cria-t-il. Tu 
mourras ! 

— Toi aussi I répondit-elle. 
On parle peu, chez nous. 



CONTES D ITALIE 



Le jour suivant, le père dit au fils : 

— Sais-tu que ta femme t'a été infidèle ? 
L'autre, tout pâle, le fixa dans les yeux 

et demanda : 

— En avez-vous la preuve ? 

— Oui. Ses amants m'ont dit qu'elle 
avait une grosse envie au bas du ventre; 
est-ce vrai ? 

— C'est vrai, dit Donato. Et puisque 
vous, mon père, vous m'assurez qu'elle est 
coupable, elle mourra. 

Le père cynique hocha la tête. 

— Tu as raison ! Il faut être impitoyable 
pour les femmes débauchées. 

— Et pour les hommes débauchés aussi ! 
ajouta Donato en sortant. 

Il se rendit auprès de sa femme et, lui 
posant, ses mains pesantes sur les épaules : 

— Je sais, dit-il, que tu m'as trompé, je 
le sais ; au nom de notre amour avant et 
après la trahison, dis-moi avec qui ? 

— Ah ! s'écria-t-elle, tu n'as pu le savoir 
que par ton maudit père, il... 



LA VENDETTA 53 



— II...? répéta Donato, et ses yeux s'in- 
jectèrent de sang. 

— Il m'a prise de force, en me menaçant, 
mais... il faut que tu saches toute la vérité. .. 

Elle suffoquait ; son mari la secoua : 

— Parle ! 

— Oui, oui, oui, chuchota la femme au 
désespoir, nous avons été mari et femme, 
lui et moi, trente ou quarante fois... 

Donato s'empara de son fusil et courut 
aux champs où se trouvait son père. Tout 
ce qu'un homme peut dire à un autre 
homme à un moment pareil, il le lui dit. Il 
finit par lui envoyer deux balles dans le 
corps ; ensuite, il cracha sur le cadavre et 
brisa le crâne à coups de crosse. On prétend 
même que Donato injuria le mort et qu'il 
dansa sur sa dépouille une sauvage danse de 
vengeance. 

Puis il revint auprès de sa femme et lui 
dit, en chargeant son fusil : 

— Recule de quatre pas et fais ta prière. 
Elle éclata en sanglots et le supplia de lui 

laisser la vie. 



54 contes d'italie 



- — Non, dit-il, j'agis en toute justice, 
comme tu devrais agir envers moi si c'était 
moi le coupable. 

Il Fabattit comme un oiseau ; puis il alla 
se remettre aux mains des autorités ; et quand 
il passa par la grand 'rue du village, les gens 
lui firent place et beaucoup s'écrièrent : 

— Tuas agi en honnête homme, Donato. 
Devant les juges, il se défendit avec une 

sombre énergie, avec la brutale éloquence 
d'une âme primitive : 

— J'ai pris une femme pour avoir d'elle 
un enfant dans lequel nous devions revivre 
tous deux. Quand on aime, il n'y a ni père 
ni mère, il n'y a que l'amour ; et l'amour 
vit éternellement, et ceux-là, hommes et 
femmes qui le souillent, qu'ils soient mau- 
dits de la malédiction de la stérilité, des 
maladies affreuses, de la mort atroce. 

La défense demanda aux juges de recon- 
naître que le crime avait été commis sous 
l'empire de la colère. Ils firent mieux. Ils 
acquittèrent Donato, aux applaudissements 
frénétiques de l'auditoire. Et Donato revint 



LA VENDETTA 55 



à Senerchia avec l'auréole d'un héros ; on 
l'accueillit comme un homme qui avait 
strictement observé les vieilles traditions 
populaires, qui veulent qu'un outrage à 
l'honneur soit vengé dans le sang. 



* 
* * 



Peu après l'acquittement deDonato, Emi- 
lia Bracco, sa compatriote, sortit de prison ; 
c'était la triste saison hivernale; Noël était 
proche, et à 'cette époque de l'année on sent 
tout particulièrement le besoin d'être au 
milieu des siens, sous le toit de la tiède 
maison familiale. Emilia et Donato étaient 
solitaires; leur renommée n'était pas de 
celles qui inspirent l'amitié ; le criminel est 
malgré tout un criminel ; il peut étonner, 
mais non se faire aimer. Emilia et Donato 
avaient tous deux les mains teintes de sang, 
tous deux avaient le cœur brisé ; personne 
h Senerchia ne trouva donc bizarre que ces 
deux êtres, marqués par la fatalité, se liassent 
et décidassent d'embellir mutuellement leur 



56 CONTES d'italie 



vie tragique ; tous deux étaient jeunes et 
avaient besoin de caresses. 

— Que ferons-nous ici, parmi les tristes 
souvenirs du passé ? dit Donato à Emilia, 
après les premiers baisers. 

— Si mon mari revient, il me tuera, car 
maintenant, je l'ai effectivement trahi en 
pensée, répondit Emilia. 

Ils résolurent de traverser l'Océan, dès 
qu'ils auraient amassé suffisamment d'ar- 
gent pour le voyage ; peut-être seraient-ils 
parvenus à trouver dans le monde un refuge 
paisible et un peu de bonheur ; mais il se 
trouva autour d'eux des gens qui pensèrent : 

— Nous pouvons excuser un meurtre par 
amour, nous avons applaudi à un assassinat 
commis pour venger l'honneur; mais ces 
deux êtres ne vont-ils pas maintenant à 
Tencontre de ces traditions, qui leur ont 
tant coûté à défendre ? 

Ces verdicts sévères, échos de la cruelle 
antiquité, se faisaient entendre avec une 
force toujours croissante ; enfin, la mère 
d 1 Emilia, Sérafina Amato, fut avertie de la 



LA VENDETTA 37 



conduite de sa fille. C'était une femme fière 
et forte ; malgré ses cinquante ans, elle a 
gardé jusqu'à aujourd'hui sa beauté de mon- 
tagnarde. 

Tout d'abord, elle ne voulut pas croire 
aux bruits qui couraient. 

— Ce sont des calomnies, dit-elle aux 
gens ; vous oubliez ce qu'elle a souffert 
pour défendre son honneur ! 

— Non, c'est elle quiTa oublié, pas nous ! 
répondit-on. 

Alors, Sérafina, qui habitait dans un autre 
village, se rendit chez sa fille et lui dit : 

— Je ne veux pas qu'on parle de toi ainsi . 
Ce que tu as fait autrefois était une œuvre 
honnête et pure, malgré le sang répandu ; 
et telle elle doit rester, pour l'édification de 
tous ! 

La fille se mit à pleurer et dit : 

— Le monde entier est pour les gens, 
mais pourquoi donc sont les gens, si ce n'est 
pour eux-mêmes ? 

— Demande-le au curé, si tu es trop bête 
pour le savoir ! répliqua la mère. 



58 contes d'italie 



Puis, elle se rendit chez Donato et lui parla 
durement : 

— Laisse ma fille tranquille, sinon il t'en 
cuira ! 

— Ecoute, supplia le jeune homme, je 
suis épris de ta fille, qui est aussi malheu- 
reuse que moi ! Permets-moi de l'emmener 
sous un autre ciel et tout sera dit ! 

Ces mots ne firent que verser de l'huile 
sur le feu. 

— Vous voulez fuir ? s'écria Sérafina, 
avec fureur et désespoir. Non, cela ne sera 
pas ! 

Ils se séparèrent en rugissant comme des 
fauves et en se mesurant l'un l'autre avec 
des yeux flamboyants d'ennemis irréconci- 
liables. 



* 
* * 



Dès ce jour-là, Sérafina se mit à pour- 
suivre les amoureux, comme un chien de 
race traque le gibier, ce qui n'empêchait 
d'ailleurs pas les jeunes gens de se voir en 



LA VENDETTA 59 



cachette, la nuit; car l'amour aussi est rusé 
et habile comme un fauve. 

Or, un soir, Sérafina surprit sa fi lie et Guar- 
naccia en train de discuter le plan de leur 
fuite ; elle les entendit et, en cet instant 
néfaste, elle résolut de commettre un acte 
terrible. 

Le dimanche, les gens se réunirent à 
l'église pour entendre la messe. Les femmes, 
vêtues de leurs robes de fête et de leurs 
fichus bigarrés, se tenaient debout près de 
l'autel ; derrière elles, les hommes étaient 
agenouillés; les amoureux vinrent prier la 
Madone de bénir leur sort. 

Sérafina Amalo arriva à l'église après les 
autres ; elle était vêtue de sa robe de fête ; 
un large tablier brodé de fleurs de laine 
couvrait sa jupe, et sous le tablier était dis- 
simulée une hache. 

Lentement, la prière aux lèvres, elle se 
dirigea vers l'image de l'archange Saint 
Michel, le patron de Senerchia ; elle ploya 
le genou, toucha du doigt la main du saint, 
puis sa propre bouche ; et s'approehant à la 



60 CONTES D'ITALIE 



dérobée du séducteur de sa fille, qui était 
agenouillé, elle le frappa par deux fois à la 
tête, en formant sur le crâne du malheureux 
le cinq romain, ou la lettre V, qui signifie 
vendetta, vengeance. 

Un tourbillon d'horreur souleva l'assis- 
tance. Avec des cris déchirants, tous se préci- 
pitèrent vers la porte ; beaucoup tombèrent 
sans connaissance sur les dalles ou pleu- 
rèrent comme des enfants ; la hache à la 
main, Sérafina demeura près du pauvre 
Donato et d'Emilia évanouie, comme la 
Némésis du village. 

Elle resta ainsi pendant de longues 
minutes, et quand les gens, revenus à eux, 
s'emparèrent d'elle, elle se mit à prier à 
haute voix, levant au ciel ses yeux étince- 
lants d'une joie féroce : 

— Saint Michel, je te remercie ! C'est toi 
qui m'as donné la force nécessaire pour 
venger l'honneur outragé d'une femme, de 
ma fille ! 

Quand elle apprit que Guarnaccia était 
vivant, qu'on l'avait placé sur une chaise et 



LA VENDETTA 61 



conduit à la pharmacie pour panser ses hor- 
ribles plaies, elle fut saisie d'un tremble- 
ment et, roulant des yeux fous pleins de ter- 
reur, elle s'écria : 

— Non, non, je crois en Dieu, il mourra, 
cet homme ! Car je lui ai fait des blessures 
terribles; mes mains Font senti... et Dieu 
est juste, il doit mourir... 

* 

Cette femme sera jugée prochainement, 
on la condamnera sans doute à une très 
forte peine ; mais que peut faire la prison à 
un être qui s'est arrogé le droit de frapper 
et de tuer ? Le fer ne s'attendrit pas quand 
on le forge. 

Le jugement des hommes dit à l'accusé : 

— Tu es coupable ! 

L'accusé répond oc oui » ou « non » et 
rien n'est changé. 

Pour conclure, chers signors, il faut sou- 
haiter que l'homme croisse et multiplie là 
où le Seigneur l'a semé, là où l'aiment la 
terre et la femme... 



EN CHEMIN DE FER 



A une petite station, entre Rome et Gênes, 
le conducteur ouvrit la portière de notre com- 
partiment et, avec le concours d'un grais- 
seur aux habits malpropres, il hissa sur les 
marches du wagon un vieillard borgne. 

— Il est très vieux, déclarèrent le con- 
ducteur et le graisseur d'une seule voix, 
avec un bon sourire. 

Mais le vieillard était encore vert et, 
après avoir remercié ceux qui l'avaient 
assisté, d'un beau geste de sa main ratatinée, 
il souleva avec politesse le chapeau poussié- 
reux et cassé qui couvrait sa tête grise, 
examina la banquette d'un œil perçant, et 
demanda : 

— Vous permettez ? 



EN CHEMIN DE FER 63 

* . 

On lui fit immédiatement place ; il recti- 
fia les plia de son costume de toile bleu foncé 
et poussa un soupir de soulagement ; les 
mains posées sur ses genoux, il souriait 
avec bonhomie, d'une bouche édentée. 

— Vous allez loin, grand-père? demanda 
mon camarade. 

— A trois stations d'ici, seulement ! 
répliqua le borgne. Je vais à la noce de mon 
petit-fils. 

* 

* * 

Quelques minutes après, le vieillard nous 
parlait avec loquacité, parmi le fracas du 
train, en se balançant comme un rameau 
cassé un jour d'orage. 

— Je suis Ligurien... Nous autres, Ligu- 
riens, nous sommes tous très robustes. J'ai 
treize fils, quatre filles ; je m'embrouille 
quand je veux compter mes petits-enfants. 
C'est déjà le troisième qui se marie; c'est 
joli, n'est-ce pas? 

Et il regarda fièrement toutle monde de son 



64 CONTES D'ITALIE 



œil décoloré, mais encore joyeux ; il eut un 
petit rire et ajouta : 

— Hein, que de gens j'ai donnés au 
pays et au roi !... Comment j'ai perdu 
l'œil ? Oh ! il y a longtemps de cela ; j'étais 
encore un gamin alors, mais j'aidais déjà 
mon père. Il était en train de bêcher sa 
vigne ; le sol n'est pas bon, chez nous, il 
demande beaucoup de soins... il est très 
pierreux... Un caillou sauta sous la bêche 
de mon père et me frappa à l'œil... Je ne 
me rappelle pas si j'ai souffert, mais, au 
dîner, l'œil tomba ; c'était affreux, signors. 
On le remit en place, on y appliqua du pain 
chaud, mais l'œil mourut quand même ! 

Le vieillard frotta avec force sa joue ridée 
et rousse et se remit à sourire avec bonho- 
mie : 

— Il n'y avait pas tant de docteurs à cette 
époque-là et les gens vivaient plus bête- 
ment... Oh! oui. Ils étaient peut-être meil- 
leurs. Hein? Oui, c'est bien possible... 

Son visage tanné, tout creusé de plis pro- 
fonds et couvert de poils d'un gris verdâtre, 



-.»*> »_-. _. .-».« 



EN CHEMIN DE FER 65 

pareils à de la moisissure, avait pris un air 
rusé et triomphant. 

— Quand on a vécu aussi longtemps que 
moi, on peut parler des gens hardiment, 
n'est-ce pas ? 

Il leva en l'air un doigt noir et crochu, 
comme s'il menaçait on ne sait qui. 

— Et je vais vous conter différentes choses 
sur les gens, signors. Quand mon père mou- 
rut, j'avais treize ans; vous voyez comme 
je suis petit, maintenant encore? Mais j'étais 
adroit *et infatigable à la besogne ; c'était 
tout ce que mon père me laissait en héritage, 
car notre maison et nos champs furent ven- 
dus pour payer les dettes. Et je vécus ainsi, 
avec un œil et deux bras, en travaillant par- 
tout où l'on me donnait de l'ouvrage... 
C'était pénible, mais la jeunesse ne craint 
pas le travail, n'est-ce pas? 

A dix-neuf ans, je rencontrai la jeune 
fille qu'il était de ma destinée d'aimer. 
Aussi pauvre que moi, elle était plus 
robuste et plus grande ; elle vivait avec sa 
vieille mère malade et, de même que moi, 



66 contes d'italie 



elle travaillait où elle pouvait. Elle n'était pas 
très jolie, non, mais elle avait du cœur et 
du bon sens. Et quelle belle voix \ \h ! Elle 
chantait comme une artiste et c'est une 
fortune que cela, n'est-ce pas, signors? Je 
ne chantais pas mal, moi non plus. 

— Nous marions-nous? lui demandai-je, 
quand nous nous fûmes longtemps regardés. 

— Ce serait ridicule, le borgne ! me ré- 
pondit-elle tristement. Je n'ai rien, toi non 
plus, comment vivrions-nous ? 

C'était la sainte vérité ; elle n'avait rien, 
ni moi non plus. Mais que faut-il à l'amour 
quand on est jeune ? Vous savez tous, signors, 
qu'il faut bien peu de choses à l'amour; 
j'insistai et j'eus la victoire. 

— Oui, tu as peut-être raison, finit par 
dire Ida. Puisque la Sainte Vierge nous vient 
en aide à toi et à moi déjà maintenant, alors 
que nous vivons chacun pour nous, il lui 
sera certainement plus facile de le faire 
encore quand nous vivrons ensemble ! 

Nous tombâmes d'accord et nous allâmes 
chez le curé. 



EN CHEMIN DE FER 67 

— C'est de la folie ! s'écria celui-ci. 
Manque-t-il donc de mendiants en Ligurie? 
Malheureux que vous êtes, jouets du démon, 
vous devez lutter contre ses séductions ou 
bien vous paierez cher votre faiblesse ! 

Tous les jeunes gens de la commune se 
moquèrent de nous et, à dire vrai, tous les 
vieillards nous blâmèrent. Mais la jeunesse 
est obstinée et sensée à sa manière. Le jour 
de la noce arriva ; nous n'étions pas devenus 
plus riches et nous ne savions réellement 
pas où nous passerions notre première nuit. 

— Nous irons dans les champs! dit Ida. 
Pourquoi serait-ce mal? La Sainte Vierge 
est également bonne pour tout le monde, et 
quand on est jeune, l'amour a partout la 
même ardeur... 

Et nous décidâmes que la terre serait 
notre couche et que le ciel nous couvri- 
rait. 

Mais, maintenant, c'est une autre his- 
toire qui va commencer, signors. Je réclame, 
toute votre attention : c'est la plus belle 
histoire de ma longue vie ! De grand matin, 



68 contes d'Italie 



la veille du mariage, le vieux Giovanni, 
chez qui j lavais souvent travaillé, me parla 
sans desserrer les dents ni enlever sa pipe 
de sa bouche, car il ne s'agissait que d'une 
bagatelle : 

— Hugo, tu devrais nettoyer la vieille 
é table des moutons et étendre de la paille. 
Quoiqu'elle soit sèche et que les moutons 
n'y aient pas passé plus d'une année, il te 
faut pourtant la nettoyer si tu veux y habi- 
ter avec Ida ! 

Ainsi, nous avions une maison ! 

Je travaillais, je chantais, j'arrangeais 
notre demeure. Constancio, le menuisier, se 
montra sur le seuil de sa porte et demanda : 
— C'est ici que tu demeureras avec Ida? 
Et où est votre lit? Quand tu auras fini, tu 
viendras chez moi et tu en prendras un, celui 
que j'ai de trop. 

Et comme j'allais chez lui, Maria, la 
boutiquière, si prompte à la colère, me 
cria : 

— Ils se marient, ces malheureux, et ils 
n'ont ni draps ni oreillers, ni rien de rien ! Tu 



EN CHEMIN DE FER 69 

es complètement fou! Borgne, envoie-moi 
ta fiancée ! Je lui donnerai le nécessaire !.,. 

Et Ettore Viano, un cul-de-jatte, tordu 
par les rhumatismes, brûlé par les fièvres, qui 
était sui* le seuil du cabaret, cria à la mar- 
chande : 

— Demande-lui s'il a fait une bonne 
provision de vin pour offrir à ses invités? 
Ah ! les hommes, qu'y a-t-il de plus insou- 
ciant qu'eux? Dis-lui de venir me voir!... 






Sur la joue du vieillard, dans une ride 
profonde, une larme de joie étincela; il 
rejeta la tête en arrière et se mit à rire sans 
bruit; sa pomme d'Adam jouait; la peau 
fripée de son visage tremblait et ses mains 
s'agitaient en des gestes enfantins. 

— O signors, signors ! continua-t-il, tout 
en riant et haletant, le matin de la noce 
nous avions tout ce qu'il faut dans une mai- 
son : une statue de la Madone, du linge, de 
la vaisselle, des meubles, tout, je vous le 



70 CONTES D'ITALIE 



jure! Ida pleurait et riait, moi aussi, et tout 
le monde riait. On ne doit pas pleurer le 
jour de son mariage, ce n'est pas convenable, 
et tous les nôtres se moquaient de nous... 

Signors! C'est bigrement bon d'avoir 
le droit d'appeler les gens « les nôtres ». Et 
c'est encore meilleur de les sentir à soi, 
proches de soi, de sentir que, pour eux, votre 
vie n'est pas une plaisanterie, ni votre bon- 
heur un jeu ! 

Et la noce eut lieu. Ah ! quelle mer- 
veilleuse journée ! Toute la commune avait 
les yeux sur nous et tous vinrent dans notre 
étable, qui était tout à coup devenue une 
riche maison, comme dans les contes de fée. 
Et nous avions de tout : du vin et des 
fruits, de la viande et du pain ; tous man- 
gèrent et tout le monde était joyeux... Car, 
signors, il n'est pas de joie meilleure que 
celle qu'on éprouve en obligeant autrui; 
croyez-le, il n'y a rien de plus beau et de 
plus réconfortant que cela! 

Le prêtre vint aussi. Il parla très bien, 
avec gravité : 



EN CHEMIN DE FER 71 

— Voici, dit-il, des gens qui ont travaillé 
pour vous tous et vous avez pris soin 
qu'ils fussent sans soucis en ce jour, le 
plus beau jour de leur vie. C'est ce que 
vous deviez faire, car ils ont peiné pour 
vous, et le travail vaut toujours mieux que 
les pièces de cuivre et d'argent dont on le 
paie. L'argent s'en va, mais le travail 
reste !... Ces deux jeunes gens sont gais et 
modestes ; leur existence fut dure et ils 
l'ont subie sans se plaindre ; désormais, ils 
mèneront une vie plus pénible encore et ils 
ne gémiront pas. Vous leur viendrez en aide 
aux heures difficiles. Ils ont de bons bras et 
des cœurs encore meilleurs... . 

Il nous a dit des choses bien flatteuses à 
Ida, à moi et à toute la commune ! 

Le vieillard regarda triomphalement autour 
de lui, d'un œil rajeuni et animé, et conclut : 

— Voilà, signors, ce que je voulais vous 
raconter à propos des gens. N'est-ce pas 
charmant ?. . . 



L'AMOUR MATERNEL 



ce Glorifions la mère, car elle est la source 
intarissable de la vie toute-puissante ! » 

Ce qui suit est extrait de l'histoire de 
Timour-Leng, l'homme d'airain, le tigre 
boiteux, Sahib-i-Kirani, l'heureux conqué- 
rant, Tamerlan, comme le nommèrent les 
infidèles, l'homme qui voulait détruire le 
monde entier par le fer et par le feu. 

Pendant cinquante ans, il parcourut la 
terre ; son pas pesant écrasait les villes et les 
états, comme un pied d'éléphant écrase des 
fourmilières, et des fleuves de sang ruisse- 
laient de toutes parts dans les voies qu'il 
suivait. Avec les ossements des peuples 
qu'il avait vaincus, il édifiait de hautes 
tours ; pour se venger de la Mort qui lui 



l'amour maternel 73 

avait pris son fils Djiganjir, il s'efforçait de 
lui enlever toutes ses victimes, afin qu'elle 
crevât de misère et d'ennui. 

Depuis le jour où son fils était descendu 
au tombeau et où les habitants de Samar- 
kande avaient accueilli le vainqueur des 
Djettes, vêtus de noir et de bleu, la tête 
couverte de cendres et de poussière, jus- 
qu'au moment où Timour rencontra la 
Mort à Otrara et fut vaincu par elle, c'est-à- 
dire pendant trente ans, le terrible guerrier 
ne sourit pas une seule fois. Il vécut ainsi, 
les lèvres closes, sans baisser la tête devant 
qui que ce fût, le cœur inaccessible à toute 
pitié ! 

Glorifions en ce monde la Mère, la seule 
force qui triomphe de la Mort ! Ceci est la 
véridique histoire d'une mère devant qui 
s'inclina Tamerlan, l'homme d'airain, le 
fléau sanglant de la terre, le pourvoyeur de 
la tombe. 



74 contes d'italie 






Timour-Leng festoyait un jour dans la 
splendide vallée de Kanigoula, couverte 
d'un nuage de jasmin et de roses et que les 
poètes de Samarkand e appelaient « L'Amour 
des fleurs ». 

Quinze mille tentes rondes étaient dissé- 
minées en un large éventail dans la vallée. 
Elles ressemblaient à des tulipes, au-dessus 
desquelles des centaines de bannières de 
soie simulaient des fleurs vivantes. 

Au milieu d'elles, la tente de Timour se 
dressait pareille à une reine entourée de ses 
dames d'honneur. Elle mesurait cent pieds 
de côté et trois lances de haut ; douze 
colonnes d'or de la grosseur d'un homme 
en formaient le centre ; une coupole bleue 
faite de bandes de soie noires, jaunes et 
bleues, s'arrondissait à son faîte. Cinq cents 
cordes rouges l'assujettissaient au sol, afin 
qu'elle ne pût s'élever vers le ciel. Il y avait 
un aigle d'argent à chacun des angles, et 



l'amour maternel 75 

sous la coupole, au centre de la tente, se 
tenait, assis sur une estrade, l'invincible 
Timour-Leng lui-même, le roi des rois. 

Il portait un ample vêtement de soie azu- 
rée, tout constellé de perles — il n'y en 
avait pas moins de cinq mille ! ->— Sur sa 
terrible tête grise, le rubis fixé à l'extrémité 
de sa coiffure blanche se balançait et étince- 
lait, tel un œil sanglant regardant le monde. 

Pareil à un large couteau, le visage du 
Boiteux semblait couvert de rouille, tant il 
était rongé par le sang dans lequel le roi 
s'était plongé des milliers de fois. Ses yeux 
petits et étroits, qui voyaient tout, brillaient 
d'un éclat semblable au froid reflet de la 
tzaramoute, la pierre favorite des Trabes, 
que les infidèles appellent émeraude et qui 
guérit du haut mal. Aux oreilles, le mo- 
narque portait des boucles de rubis de Cey- 
lan, gemmes dont la couleur est pareille à 
celle des lèvres des belles filles. 

A terre, sur des tapis comme il n'y en a 
plus, étaient disposés trois cents flacons do- 
rés contenant les vins et les liqueurs du fes- 



76 CONTES d' ITALIE 



tin . Derrière Timour se tenaient des mu- 
siciens ; à ses pieds étaient assis les mem- 
bres de sa famille, des rois et des princes, 
les chefs des armées ; et enfin celui qui est 
le plus proche de lui, le poète Kermani, 
Tivrogne. Un jour que le destructeur du 
monde lui avait demandé : 

— Kermani ! Combien donnerais-tu de 
moi, si j'étais à vendre? 

Celui-ci avait répondu : 

— Vingt-cinq askers ! 

— Mais ma ceinture seule les vaut ! s'é- 
tait écrié Timour étonné. 

— C'est à la ceinture seule que je pense ! 
avait répliqué Kermani, à la ceinture seule- 
ment, car de toi je ne me soucie guère ! 

C'était ainsi que le poète Kermani par- 
lait au roi des rois, à l'homme du mal et 
de l'horreur. Que la renommée du poète 
sincère soit à jamais plus grande à nos yeux 
que celle de Timour-Leng ! 

Glorifions les poètes pour qui Dieu se 
résume en une vérité qu'ils savent formuler 
harmonieusement et avec intrépidité ! 



l'amour maternel 77 

Et c'est en cette heure de fête, de 
débauche, de fières évocations de batailles 
et de victoires, dans le bruit de la musique 
et des jeux populaires, devant la lente du 
roi, où d'innombrables bouffons bariolés 
gambadaient, où luttaient des athlètes, où 
des danseurs de cordes se ployaient de 
manière à faire croire que leurs corps 
étaient sans os, où des guerriers faisaient 
assaut d'adresse en l'art de tuer, où Ton 
donnait un spectacle comportant l'exhi- 
bition d'éléphants peints en rouge et en 
vert, à la fois hideux et terribles ; c'est à 
celte heure où se réjouissaient les hommes 
de Timour, ivres de la peur que leur inspi- 
rait le maître, de la fierté avec laquelle ils 
contemplaient sa gloire, des fatigues de la 
conquête, et aussi de vin et de lait de cavale 
fermenté ; c'est en cette heure de folie, que 
soudain, traversant le tumulte comme 
l'éclair transperce les nues, parvint aux 
oreilles de celui qui avait vaincu le sultan 
Bajazet, un cri de femme, un cri altier, un 
cri d'aiglonne, un son familier et proche 



78 contes d'italie 



pour son âme blessée, outragée par la Mort 
et devenue cruelle aux hommes et à la vie, 
tant était grand son ressentiment de 
l'offense . 

Timour donna Tordre de chercher qui 
criait ainsi d'une voix sans allégresse. On lui 
dit que c'était une femme couverte de gue- 
nilles et de poussière qui semblait avoir 
perdu l'esprit. Elle parlait l'arabe et elle de- 
mandait — elle exigeait — qu'on la mît en 
présence de Timour-Leng, le souverain des 
trois pays du monde. 

— Amenez-la ! ordonna le roi des rois. 
Et alors apparut devant lui une femme, 

dont les vêtements en lambeaux avaient été 
décolorés par le soleil ; ses pieds étaient nus 
et ses cheveux épars sur sa poitrine décou- 
verte qu'ils tentaient de voiler ! Son visage 
semblait de bronze, son regard était impé- 
rieux et la main brune qu'elle tendait vers 
le Boiteux ne tremblait pas. 

— Est-ce toi qui as vaincu le sultan Baja- 
zet? questionna-t-elle . 

— C'est moi. Je l'ai vaincu ; avant lui j'ai 



•• 



l'amour maternel 79 

vaincu d'autres ennemis et je ne me sens 
pas encore las de conquêtes. Et toi, qui 
es-tu, femme? 

— Écoute ! dit-elle. Quoi que tu aies fait, 
tu n'es qu'un homme ; moi, je suis une 
mère ! Tu sers la mort et moi la vie. Tu es 
coupable envers moi, c'est pourquoi je suis 
venue te demander de racheter ta faute. On 
m'a dit que ta devise était : « La puissance 
dans la justice ! » Je ne le crois pas, mais 
tu as le devoir de te montrer juste envers 
moi, car je suis mère ! 

Le roi était suffisamment sage pour sentir 
la force que trahissaient ces paroles auda- 
cieuses, il répondit : 

— Assieds-toi et parle, je t'écouterai. 
Elle s'assit comme elle le jugea bon, sur 

le tapis, dans le cercle compact des rois, et 
voici quelles furent ses paroles : 

— Je viens des environs de Sale me, très 
loin, en Italie. Mon père était pêcheur, 
mon mari aussi; il était beau, comme l'est 
un homme heureux, car je lui donnais le 
bonheur ! Et j'avais aussi un fils, c'était 
le plus bel enfant de la terre... 



80 CONTES D'ITALIE 



— Comme mon Djiganjir, soupira le 
vieux guerrier. 

— ... le plus beau et le plus intelligent. 
Il avait atteint sa sixième année, quand des 
pirates sarrasins débarquèrent sur nos ri- 
vages. Ils tuèrent mon père et mon mari, 
et avec eux un grand nombre de gens. Ils 
enlevèrent mon enfant, et voici quatre ans 
que je suis à sa recherche. Il se trouve 
aujourd'hui parmi tes soldats, je le sais, 
car les soldats dé Bajazet ont fait les pirates 
prisonniers, et lorsque tu vainquis le sultan, 
tu t'emparas de tout ce qu'il possédait . Tu 
dois donc savoir où est mon fils, et, puisque 
tu le sais, ton devoir est de me le rendre ! 

Tous les assistants se mirent à rire et les 
rois s'écrièrent (les rois se croient toujours 
intelligents) : 

— Elle est folle ! 

Seul, Kermani regardait la femme avec 
gravité, tandis que Tamerlan la considérait 
plein d'étonnement. 

— Elle est folle comme une mère, pro- 
nonça tout bas l'ivrogne poète. 



l'amour maternel 81 

Le roi des rois, ennemi du monde, dit : 

— Femme ! Comment es-tu venue de 
cette contrée que je ne connais pas, comment 
as-tu pu traverser les mers, les fleuves, les 
forêts et gravir les montagnes ? Pour- 
quoi les fauves et les hommes — souvent 
plus féroces que les fauves les plus san- 
guinaires — ne t'ont-ils pas attaquée, toi 
qui n'avais même pas une arme, la seule 
amie des faibles et qui ne les trahit pas tant 
que leur bras est vigoureux ? Il faut que je 
sache tout cela pour te croire et pour que la 
surprise ne m'empêche pas de te com- 
prendre ... 

. . .Gloire à la mère dont l'amour ne connaît 
pas de bornes, dont la poitrine nourrit l'uni- 
vers ! Tout ce qui est beau en l'homme lui 
vient de la lumière du jour et du lait mater- 
nel — voilà ce qui nous imprègne d'amour 
pour la vie . 

Elle dit à Timour-Leng : 

— Je n'ai rencontré qu'une mer, où il y 
avait beaucoup d'îles et de bateaux de 
pêcheurs ; quand on cherche ce que l'on 

6 



82 CONTES d'italie 



aime, les vents sont favorables. Il est facile 
de franchir les fleuves quand on est née et 
qu'on a grandi au bord de la mer. Les mon- 
tagnes? Je ne me suis pas aperçue qu'il y en 
avait... 
Alors Kermani, l'ivrogne, dit : 

— Quand on aime, les montagnes se 
transforment en plaines... 

— J'ai traversé des forêts en grand 
nombre ! J'ai rencontré des ours, des san- 
gliers, des loups-cerviers et des taureaux 
terribles dont la tête était penchée vers le 
sol; par deux fois, des panthères m'ont 
guettée de leurs yeux pareils aux tiens. 
Mais toute bête a un cœur; j'ai parlé avec 
ces fauves comme je parle avec toi ; ils 
comprirent que je suis une mère et ils 
s'éloignèrent en soupirant. Ils avaient pitié 
de moi ! Ne sais-tu donc pas que les fauves, 
eux aussi, aiment leurs petits et savent lut- 
ter pour les défendre et les garder aussi 
bien que font les hommes? 

— Oui, femme ! dit Timour. Et souvent, 
je le sais, ils aiment plus fort et luttent 
plus opiniâtrement que les hommes ! 



l'amour maternel 83 

— Les hommes, continua-t-elle, comme 
un enfant, — toute mère est cent fois 
enfant en son âme, — les hommes, ce sont 
toujours les enfants de leur mère. Car cha- 
cun a une mère, chacun est le fils d'une 
mère ; toi aussi, vieillard, et tu le sais bien, 
tu as été enfanté par une femme ; tu peux 
nier Dieu, mais cela tu es obligé de le 
reconnaître ! 

— Oui, femme ! s'exclama l'intrépide 
poète Kermani. De même que d'un trou- 
peau de bœufs il ne sortira pas de veaux, 
de même sans soleil les fleurs ne s'épa- 
nouissent pas ; sans amour il n'y a pas de 
bonheur; sans femme il n'y a pas d'amour; 
sans mère il n'y a ni héros ni poète ! 

Et la femme dit : 

— Rends-moi mon enfant, Timour, car 
je suis mère et je l'aime ! 



* 

* * 



... Inclinons-nous devant la Femme, elle 
a donné au monde Moïse, Mahomet et le 
grand prophète Jésus, qui a été mis à mort 



84 contes d'italie 



par les méchants ; mais, comme l'a dit 
Shérifeddin , il ressuscitera et viendra à 
Damas juger les vivants et le3 morts ! 

Inclinons-nous devant Celle qui enfante 
sans se lasser de grands hommes : Aristote 
est son fils et aussi Firdousi, et Saadi, 
doux comme le miel, et Omar Khayam, 
semblable à du vin mélangé avec du poison, 
et lskander et Homère l'aveugle. Tous 
sont ses enfants. Tous ont bu son lait. Elle 
a fait entrer chacun d'eux dans le monde, 
en les tenant par la main, quand ils n'étaient 
pas plus haut qu'une tulipe. Tout ce qui 
fait l'orgueil des peuples vient des mères ! 

Et alors, Timour-Leng, le vieux tigre boi- 
teux, le vieux destructeur de villes, se mit 
à réfléchir ; il garda longtemps le silence ; 
puis il dit, en s'adressant à tous : 

— Men tangri Kouli Timour ! Moi, 
Timour, serviteur de Dieu, je dis ce qu'il 
faut dire ! Voici : j'ai vécu, et depuis de 
longues années la terre gémit sous mon 
poids ; il y a trente ans que je détruis de 
ma main la récolte de la mort; je la détruis 



l'amour maternel 85 

pour venger mon fils Djiganjir, parce que 
la mort a éteint le soleil de mon cœur ! On 
m'a combattu pour conquérir des villes et 
des royaumes ; mais jamais personne ne 
m'a livré de combats pour la vie d'un 
homme. L'homme fut sans valeur à mes 
yeux ; je ne savais pas ce qu'il était ni 
pourquoi il se trouvait sur ma route. C'est 
moi, Timour, qui ai dit à Bajazet, après 
l'avoir vaincu : « O Bajazet ! les royaumes 
et les hommes ne sont rien aux yeux de 
Pieu . Vois : il les met au pouvoir de gens 
comme toi qui es difforme, ou comme moi 
qui suis boiteux ! » C'est ainsi que je lui ai 
parlé quand on me l'amena chargé de 
chaînes si lourdes qu'il chancelait sous leur 
poids, c'est ainsi que je lui ai parlé en le 
regardant dans son malheur et j'ai senti que 
la vie était amère comme l'absinthe, la 
plante des ruines. 

Moi, Timour, serviteur de Dieu, je dis 
ce qu'il faut dire! Voici : devant moi se 
trouve une femme comme il y en a des 
multitudes, et elle a éveillé en mon âme 



86 contes d'italik 



des sentiments qui m'étaient inconnus. Elle 
me parle comme à un égal et elle ne 
demande pas, elle exige. Et je vois que j'ai 
compris pourquoi cette femme est si forte. 
Elle aime, et l'amour Ta aidée à comprendre 
que son enfant est une étincelle de vie qui 
peut provoquer des flammes durant une 
longue suite de siècles. Les prophètes 
n'ont-ils pas tous été enfants et les héros 
faibles ? O Djiganjir, clarté de mes yeux ! 
tu aurais peut-être ensemencé la terre de 
bonheur ; moi, je l'ai arrosée de sang et 
elle est devenue stérile ! 

De nouveau, le fléau des peuples se plon- 
gea dans une longue méditation ; il reprit, 
enfin : 

— Moi, Timour, serviteur de Dieu, je 
dis ce qu'il faut dire. Que trois cents cava- 
liers se dirigent à l'instant vers toutes les 
extrémités de mon royaume et qu'ils 
cherchent le fils de cette femme ! Elle atten- 
dra ici et j'attendrai avec elle. Celui qui 
reviendra en ramenant l'enfant en croupe 
sur son cheval sera heureux. Est-ce bien, 
femme ? 



l'amour maternel 87 

Elle rejeta en arrière ses cheveux noirs 
qui couvraient son visage, sourit au roi et 
répondit en secouant la tête : 

— Oui ! C'est bien ! 

Alors, le vieillard terrible se leva et s'in- 
clina silencieusement devant elle. Le joyeux 
poète Kermani chanta avec une allégresse 
juvénile : 

Quoi de plus beau qu'un hymne aux astres et aux 

[fleurs ? 
« Une chanson d'amour ! » me répondra la Femme. 
Quoi de plus beau que le soleil dans sa splendeur? 
L'amoureux s'écriera : « Celle qu'élut mon âme ! » 
Certes, l'étoile est belle et l'éclatant flambeau 
Du soleil embellit l'azur qui l'environne ; 
Plus que les fleurs, les yeux d'une amante sont beaux, 
Et mieux que le soleil son sourire rayonne. 
Mais le plus beau des chants, nul encor ne l'a dit : 
C'est le chant du principe éternel de la terre, 
Le chant majestueux, où l'Amour resplendit, 
De Celle qu'ici-bas nous appelons : la Mère ! 

Et Timour-Leng dit à son poète : 

— Très bien, Kermani! Dieu ne s'est pas 
trpmpé quand il a choisi tes lèvres pour 
célébrer sa sagesse. 

— Dieu lui-même est un poète, déclara 
l'ivrogne Kermani. 



88 contes d'italie 



La femme souriait ; les rois, les princes, 
les chefs d'armée et les autres enfants, tous 
souriaient en la regardant, elle, la Mère. 



* 
* * 



Ceci est la vérité ; tous les mots tracés 
sur ces pages sont la vérité ; nos mères le 
savent ; interrogez-les, et elles vous diront : 

— Oui, c'est la vérité éternelle ; nous 
sommes plus fortes que la mort, nous qui 
donnons sans cesse au monde des sages, 
des poètes et des héros, nous qui semons 
en lui tout ce qui fait sa gloire ! 



LA MÈRE DU TRAITRE 



Depuis plusieurs semaines déjà, la ville 
était entourée d'un réseau compact d'enne- 
mis bardés de fer. La nuit, ils allumaient 
des feux, et dans les ténèbres épaisses 
les flammes regardaient les murs de la ville 
avec une multitude d'yeux rouges et mal- 
veillants. Et ces clartés épiantes suscitaient 
dans l'esprit des assiégés de sombres pen- 
sées. 

Du haut des murs, on pouvait voir la 
chaîne des ennemis se resserrer chaque jour 
davantage et leurs ombres démesurées s'a- 
giter autour des feux. On entendait le hen- 
nissement des chevaux repus, mêlé au cli- 
quetis des armes, aux rires sonores et aux 
chants d'allégresse des soldats, et rien ne 



90 CONTES D'ITALIE 



semblait plus atroce que la gaîté de cette 
armée, sûre de la victoire. 

Toutes les sources qui alimentaient la 
ville avaient été comblées de cadavres par 
les ennemis. Ils avaient incendié les vignes, 
foulé aux pieds les champs, saccagé les jar- 
dins. La cité était ouverte de toutes parts, et 
il ne se passait pas de jour que les canons 
et les mousquets des assiégeants n'y en- 
voyassent du fer et du plomb. 

Dans les rues étroites, défilaient d'un air 
morne des détachements de soldats harassés 
et à demi morts de faim. Par les fenêtres 
des maisons s'échappaient les gémissements 
des blessés, les cris de délire, les prières des 
femmes et les sanglots des enfants. On ne 
parlait qu'à mi-voix, d'un ton accablé ; on 
se coupait brusquement la parole l'un à 
l'autre ; on écoutait avec attention si l'en- 
nemi ne montait pas à l'assaut. 

C'était surtout le soir que la vie devenait 
insupportable. Alors, dans le silence, les 
lamentations devenaient plus distinctes et 
plus nombreuses ; des ombres d'un bleu noir, 



LA MÈRE DU TRAÎTRE 91 

dérobant aux regards le camp ennemi, ram- 
paient hors des crevasses des montagnes 
lointaines pour se diriger vers les murailles 
à demi détruites, et la lune se levait au-des- 
sus des dentelures sombres des sommets, 
pareille à un bouclier égaré, bosselé par les 
coups de pesantes épées. 

N'espérant plus aucun secours, épuisés par 
la fatigue et par la faim , les assiégés regar- 
daient avec effroi les dents aiguës des 
cimes, les gueules noires des gorges et le 
camp bruyant de l'ennemi '. Tout leur par- 
lait de la mort, et nulle étoile consolante ne 
brillait pour eux. 

Dans les maisons, on craignait d'allumer 
des lumières; des ténèbres épaisses inon- 
daient les rues, et parmi ces ténèbres, une 
femme enveloppée de la tête aux pieds dans 
un manteau noir, se glissait sans bruit, 
comme un poisson au fond de la rivière. 

En la voyant, les gens s'interrogeaient : 

— Est-ce elle ? 

— C'est elle ! 

Et ils se cachaient dans des encoignures, 



92 CONTES D'ITALIE 



ou bien, baissant la tête, ils passaient vite et 
sans mot dire. Les chefs des patrouilles l'ad- 
monestaient d'une voix sévère : 

— Vous voilà de nouveau dans la rue, 
Monna Marianna ? Prenez garde, vous pou- 
vez être tuée, et personne ne recherchera le 
coupable... 

Elle, toute droite, attendait, mais la pa- 
trouille s'éloignait, soit qu'elle n'osât pas 
porter la main sur elle, soit qu'elle dédai- 
gnât de le faire. Solitaire, Monna Marianna 
reprenait alors sa route vers on ne sait où, 
traversant rue après rue, muette et noire, 
pareille à l'incarnation des malheurs de la 
ville; autour d'elle, des sons lugubres ram- 
paient plaintivement et la poursuivaient : 
gémissements, pleurs, prières, bruit de 
voix mornes des soldats qui avaient perdu 
l'espoir de vaincre. 

Citoyenne et mère, elle pensait à son fils 
et à la patrie. A la tête de ceux qui anéan- 
tissaient la ville se trouvait son propre fils, 
un beau garçon impitoyable et joyeux ; 
naguère encore, elle le regardait avec fierté, 



LA MÈRE DU TRAÎTRE 93 

comme un cadeau précieux fait par elle à la 
patrie, comme une force bienfaisante, en- 
gendrée par elle pour secourir les habitants 
de la cité, du nid où elle était née elle-même, 
où elle l'avait mis au monde et nourri. D'in- 
nombrables liens indestructibles unissaient 
son cœur aux pierres antiques, dont ses 
ancêtres avaient bâti les maisons et édifié les 
murs de la ville, à la terre où reposaient les 
os des membres de sa famille, aux légendes, 
aux chansons et aux espoirs des siens. 
Ce cœur saignait d'avoir perdu l'être qui lui 
était le plus proche ; cependant Marianna 
n'aurait su dire lequel l'emportait en elle, de 
l'amour maternel ou de l'amour de la patrie. 

C'est ainsi que Monna Marianna se pro- 
menait nuitamment dans les rues; bien des 
gens s'effrayaient, qui prenaient sa noire 
silhouette pour la personnification de la 
mort, proche pour tous ; quand ils la recon- 
naissaient, ils s'écartaient, sans parler, de la 
mère du traître. 

Or, une nuit, dans un coin solitaire, près 
du mur delà ville, elle aperçut une femme ; 



/ 



94 CONTES d'italie 



agenouillée à côté d'un cadavre, immobile, 
tel un bloc de terre, la femme priait, 
levant vers les étoiles son visage douloureux ; 
sur le mur, au-dessus de sa tête, des senti- 
nelles s'entretenaient à voix basse ; les armes 
cliquetaient en se heurtant aux pierres des 
créneaux. 

La mère du traître demanda : 

— Est-ce ton mari? 

— Non. 

— Ton frère? 

— Mon fils. Mon mari a été tué il y a 
treize jours, et celui-ci aujourd'hui. 

Et se levant, la mère du mort ajouta d'un 
ton résigné: 

— La Madone voit tout, connaît tout ; 
grâces lui soient rendues ! 

— Pourquoi ? demanda la première. 
L'autre lui répondit : 

— A présent qu'il est mort loyalement, 
en combattant pour sa patrie, je puis dire 
qu'il faisait naître en mon cœur une cer- 
taine appréhension : il était léger, il aimait 
trop la vie joyeuse, en sorte que je craignais 



LA MÈRE DU TRAITRE 95 

qu'il ne fût entraîné à trahir la cité, comme 
l'a fait le fils de Marianna, l'ennemi de Dieu 
et des hommes, le chef de nos adversaires. 
Ah ! celui-là, qu'il soit maudit ! Que le sein 
qui Ta conçu soit maudit ! 

Se cachant le visage, Marianna s'en fut ; 
le lendemain matin, elle se rendit chez les 
défenseurs de la ville et leur dit : 

— Tuez-moi, puisque mon fils est devenu 
votre ennemi, ou laissez-moi quitter la ville 
pour que je me réfugie auprès de lui... 

— Tu es une créature humaine, et ta 
patrie doit têtre chère: ton fils est un enne- 
mi pour toi comme il l'est devenu pour cha- 
cun de nous... 

— Je suis sa mère, je l'aime et je me 
considère comme coupable de sa trahison. 

Alors, ils tinrent conseil pour savoir ce 
qu'ils feraient d'elle, et voici ce qu'ils déci- 
dèrent : 

— Femme! l'honneur nous défend de te 
mettre à mort. Nous savons que tu n'as pu 
suggérer à ton fils le crime odieux qu'il a 
commis, et nous devinons combien tu dois 



96 contes d'Italie 

en souffrir. Mais tu es inutile à la ville, 
même comme otage ; ton fils ne se soucie pas 
de toi. Nous pensons qu'il t'a oubliée, et ce 
sera là ton châtiment, si tu trouves que tu 
en mérites un ! Il nous semble pire que la 
mort! 

— Oui, dit-elle, il est pire que la mort! 






On ouvrit la porte devant elle, et elle sor- 
tit de la ville ; longtemps, du haut des murs. 
ses concitoyens la regardèrent marcher sur 
la terre natale tout imbibée du sang répandu 
par son fils. Elle allait lentement, déta- 
chant à grand'peine les pieds de ce sol ; elle 
saluait les cadavres des défenseurs de la ville, 
repoussait dédaigneusement du pied les 
armes brisées. Les mères haïssent les armes 
offensives, elles n'admettent que celles qui 
servent à défendre la vie humaine. 

Elle semblait porter sous son manteau 
une coupe pleine d'un liquide qu'elle craignait 
de répandre ; en s'éloignant, elle devenait 



LA MÈRE DU TRAITRE 97 

toujours plus petite ; et ceux qui la regar- 
daient du haut des murs avaient l'impres- 
sion de voir parlir avec elle le désespoir et 
l'anxiété. 

A mi-chemin, elle s'arrêta, rejeta en 
arrière le capuchon qui lui couvrait la tête, 
et contempla longuement la ville. Du 
camp ennemi, on aperçut cette femme seule 
au milieu des champs, et des silhouettes 
sombres s'approchèrent d'elle avec une len- 
teur prudente. 

On lui demanda qui elle était et où elle 
allait. 

— Votre chef est mon fils, déclara- 1- elle, 
et aucun des soldats ne douta de sa parole, 
lisse groupèrent autour d'elle et marchèrent 
à ses côtés en louant la vaillance et le génie de 
leur général. Elle les écouta en relevant la 
tête avec fierté, mais elle ne parut pas éton- 
née: c'est ainsi que devait être son fils. 

Et la voilà devant celui qu'elle n'avait 
jamais senti hors de son cœur. Il était vêtu 
de soie et de velours, et ses armes étaient 
serties de pierres précieuses. Tel il lui 



98 CONTES d'italie 

4 

apparut, tel elle l'avait vu maintes fois en 
rêve. 

— Mère ! s'écria-t-il, en lui baisant les 
mains. Tu es venue à moi; tu m'as com- 
pris ; je prendrai cette ville maudite demain ! 

— Cette ville où tu es né ! lui rappela- 
t-elle. 

Enivré par ses exploits, ambitieux d'une 
gloire plus grande, il parla avec l'ardeur 
insolente de la jeunesse : 

— Je suis né dans le monde et pour le 
monde, afin de le frapper d'étonnement ! Si 
j'ai fait grâce à cette ville, c'est à cause de 
toi; elle m'empêche de voler à la gloire 
aussi vite que je le voudrais . Mais puisque 
tu l'as quittée, je détruirai dès demain ce 
repaire de rebelles ! . . 

— ...Où chaque caillou te connaît depuis 
ta plus tendre enfance, soupira-t-elle. 

— Les pierres sont muettes, si l'homme 
ne les oblige pas à parler. Que les mon- 
tagnes se mettent à parler de moi, tel est 
mon désir ! 

— Mais — les hommes ! demanda-t-elle. 



LA MÈRE DU TRAÎTRE!* 99 

— Mère, je ne les oublie pas. J'ai besoin 
d'eux aussi, car c'est seulement dans la mé- 
moire des hommes que les héros sont im- 
mortels. 

Elle dit: 

— Le héros, c'est celui qui crée de la vie 
en dépit de la mort, c'est celui qui vainc la 
mort. 

— Non ! répliqua-t-il. Celui qui anéantit 
une ville est aussi glorieux que celui qui l'a 
bâtie. Nous ignorons si c'est Enée ou Romu- 
lus qui a fondé Rome, mais nous savons 
avec certitude que c'est Alaric et ses soldats 
qui l'ont détruite. 

Ils s'entretinrent ainsi jusqu'au coucher 
du soleil. Marianna interrompait avec une 
brusquerie toujours croissante les discours 
insensés de son fils et sa tête hautaine s'in- 
clinait toujours davantage. 

La mère crée, puis protège; parler devant 
elle de destruction, c'est parler contre son 
œuvre. Le fils l'ignorait. : : 



-* j -> 



100 CONTES D'ITALIE 



La mère est toujours l'adversaire de la 
mort, et la main qui tue dans la demeure 
des hommes est haïe de toutes les mères. Le 
fils ne le voyait pas, car il était aveuglé par 
le froid éclat de la gloire qui corrompt les 
cœurs. 

Et il ne savait .pas que la mère est un 
fauve rusé et impitoyable autant qu'intrépide, 
quand il s'agit de la Vie qu'elle a la mission 
sur terre de perpétuer et de secourir* 

Marianna était assise, le dos voûté ; par 
la portière relevée de la somptueuse tente, 
elle pouvait voir la ville où elle avait éprouvé 
pour la première fois le doux émoi de la 
conception et les douloureuses convulsions 
de l'enfantement de celui qui voulait main- 
tenant faire œuvre néfaste. 

Les rayons écarlates du soleil inondaient 
de sang les murailles et les tours de la cité. 
Les vitres des fenêtres étincelaient d'un 
reflet menaçant. La ville tout entière sem- 
blait blessée, et la sève pourpre de la vie s'é- 
coulait par mille plaies ; le temps passa ; la 
IcUé devint noire comme un cadavre ; pa- 



LA MÈRE DU TRAÎTRE 101 

reilles à des cierges funéraires, les étoiles 
s'allumèrent au-dessus d'elle. 

La mère voyait là-bas les maisons obscures 
où Ton craignait de faire de la lumière, pour 
ne pas attirer l'attention des ennemis; elle 
voyait les rues ténébreuses qu'emplissaient 
l'odeur des cadavres et le chuchotement 
étouffé des gens qui attendaient la mort. Elle 
voyait chaque chose et tout le monde; ce 
décor familier et cher était là, tout près 
d'elle, dans l'attente silencieuse de la déci- 
sion qu'elle prendrait. Elle se sentait la mère 
de tous les habitants de la cité. 

Du haut des noirs sommets de la mon- 
tagne, les nuages descendaient dans la 
plaine, pareils à des chevaux ailés se ruant 
sur la ville vouée à la mort. 

— Peut-être l'attaquerons-nous déjà cette 
nuit, s'il fait suffisamment sombre ! dit 
le fils. Il est incommode de massacrer 
quand le soleil éblouit et que les reflets des 
armes vous aveuglent. On porte souvent des 
coups à faux. 

La mère demanda : 



j 



102 CONTES D'iTALIR 

— Vien9, posetatêle sur mon sein, re- 
pose-toi, rappelle-toi comme tu étais bon et 
joyeux quand tu étais enfant ; alors tout le 
monde t'aimait. 

Il obéit, se coucha sur les genoux de sa 
mère et ferma les yeux en disant: 

— Je n'aime que la gloire et toi, parce 
que lu m'as fait ce que je suis... 

— Et les femmes? demandait-elle, en se 
penchant vers lui. 

— J'en ai beaucoup; elles lassent vite, 
comme tout ce qui est trop doux. 

Elle le questionna une dernière fois. 

— Et tu ne désires pas avoir d'enfants? 

— Pourquoi? Pour qu'on les tue? J'en 
souffrirais, et je serais sans doute déjà trop 
vieux et trop Faible pour les venger. 

— Tu es beau, mais stérile comme l'é- 
clair, soupira- t-elle douloureusement. 

Il répliqua en souriant : 

— Oui, comme l'éclair... 

Et il se mit à sommeiller sur le sein de sa 
mère, comme un enfant. 

Alors, elle le couvrit de son manteau noir 



LA MÈRE DU TRAÎTRE 103 

et lui plongea un poignard dans le cœur. Il 
tressaillit et mourut aussitôt ; le coup était 
allé droit à son but, car une mère sait tou- 
jours où bat le cœur de son enfant. Repous- 
sant le cadavre qui gisait sur ses genoux 
jusqu'aux pieds des gardes consternés, elle 
s'écria, en regardant la ville: 

— Gomme citoyenne, j'ai fait pour la 
patrie tout ce que j'ai pu. Gomme mère, j'ac- 
compagne mon fils ! Il est trop tard pour 
que j'en enfante un autre, ma vie n'est 
utile à personne ! 

Et ce même poignard, encore tiède du 
sang de son fils, — de son sang à elle, — elle 
le planta d'une main ferme dans son cœur. 
Quand le cœur souffre, il est facile de l'at- 
teindre sans se tromper. 



LA MÈRE DU MONSTRE 



Un jour torride, le silence : la vie s'est 
figée en un repos lumineux ; le ciel contemple 
affectueusement la terre, d'un œil lucide et 
bleu dont le soleil est la prunelle flam- 
boyante* 

La mer est forgée d'un métal céruléen et 
lisse; immobiles, les barques polychromes 
des pêcheurs semblent soudées à l'hémicycle 
du golfe aussi resplendissant que le ciel. 
Une mouette passe en agitant paresseusement 
ses ailes, et l'eau montre un autre oiseau, 
plus blanc et plus beau que celui qui vole 
dans les airs. 

Le lointain est indistinct. Dans une brume, 
on entrevoit une île violette, dont on ne sait 
si elle vogue doucement ou si elle fond sous 



LA MÈRE DU MONSTRE 105 

l'ardeur du soleil; c'est un roc solitaire au 
milieu de la mer, une ravissante gemme du 
collier de la baie de Naples. 

Tout en saillies, Mot pierreux descend 
vers la mer; il est somptueux et couronné 
par le feuillage sombre de la vigne, des oran- 
gers, des citronniers et des figuiers, et par 
les minces feuilles des oliviers couleur d'ar- 
gent terni. Parmi ce torrent de verdure qui 
dévale à pic dans la mer, des fleurs blanches, 
rouges et dorées sourient amicalement, et 
les fruits orangés et jaunes font penser aux 
étoiles qui brillent dans les nuits chaudes et 
sans lune, quand le firmament est sombre 
et l'air humide . 

Au ciel, sur la mer et dans l'âme, le silence 
règne ; on se plaît à écouter la muette invo- 
cation de tous les êtres vivants au Dieu- 
Soleil. 

Entre les jardins serpente un étroit sen- 
tier; une femme le suit, qui se dirige vers 
la mer. Elle est grande, et sa robe noire et 
rapiécée est roussie par le soleil. Sur sa tête 
que n'abrite aucune coiffure, ses cheveux 



106 CONTES d' ITALIE 



argentés scintillent; ils entourent de petites 
boucles le haut front, les tempes et la peau 
bronzée des joues : sans doute est-il impos- 
sible de lisser ces cheveux-là. 

Le visage est austère et rude ; qui Ta vu 
ne l'oublie pas ; il y a quelque chose de pro- 
fondément antique dans cette physionomie 
sèche, et quand on rencontre le regard droit 
et sombre de ses yeux, on pense involon- 
tairement aux torrides déserts de l'Orient, à 
Débora et à Judith. 

La tête penchée, la femme crochète ; l'a- 
cier de l'instrument étincelle ; le peloton de 
laine est caché dans une poche quelconque 
du vêtement, mais il semble que le fil rouge 
sorte de la poitrine de la femme. Le sentier 
est escarpé et capricieux, on entend les 
pierres crisser en dégringolant, mais la 
vieille descend avec autant d'assurance que 
si ses pieds eux-mêmes voyaient le chemin. 






Voici quelle est son histoire. Peu après 



LA MÈRE DU MONSTRE 107 

son mariage avec un pêcheur, son mari par- 
tit un jour pour la pêche ; il ne revint ja- 
mais, la laissant sur le point d'être mère. 

Quand l'enfant naquit, elle le cacha aux 
yeux de tout le monde ; jamais on ne la vit 
sortir avec lui dans la rue, au soleil, pour se 
glorifier de son fils, comme font toutes les 
mères ; elle le tint, au contraire, enveloppé de 
chiffons, dans un coin obscur de sa chau- 
mière; et pendant longtemps, aucun voisin 
n'avait pu se rendre compte de la conforma- 
tion du nouveau-né ; on apercevait seule- 
ment sa grosse tête et ses immenses yeux 
immobiles dans sa figure jaune. On remar- 
qua aussi que la mère qui, auparavant, luttait 
contre la misère gaîment et sans se lasser, 
qui savait inspirer du courage aux autres, 
était devenue taciturne, et semblait toujours 
réfléchir on ne savait à quoi; les sourcils 
froncés, elle regardait tout au travers d'un 
voile de douleur, d'un regard étrange qui 
paraissait questionner. 

Il ne fallut pas longtemps pour que tous 
apprissent son malheur : l'enfant était venu 



108 CONTES D'ITALIE 



au monde infirme ; voilà pourquoi elle le 
cachait, voilà ce qui l'accablait. 

Alors les voisins compatissants lui dirent 
qu'ils comprenaient quelle honte c'était pour 
une femme d'être la mère d'un infirme; 
personne, sauf la Madone, ne savait si cette 
cruelle épreuve était une juste punition ; 
quoi qu'il en soit, l'enfant n'était coupable 
en rien, et elle avait tort de le priver de 
soleil. 

Elle écouta les gens et leur montra son 
fils : il avait des jambes et des bras courts 
comme des nageoires de poisson ; une tête 
boursouflée en forme de grosse boule, qui 
avait peine à se dresser sur le cou mince et 
frêle ; le visage était tout sillonné de rides, 
comme celui d'un vieillard ; les yeux étaient 
troubles, et la bouche se fendait en un sou- 
rire inerte. 

Les femmes pleurèrent en le regardant, 
les hommes s'en allèrent, maussades, avec 
une grimace de mépris. La mère du monstre 
s'était assise à terre ; tantôt elle baissait la 
tête, tantôt elle la relevait, et regardait tout 



LÀ MÈRE DU MONSTRE 109 

le monde comme si elle eût demandé sans 
parler quelque chose que personne ne com- 
prenait. 

Les voisins fabriquèrent pour l'infirme 
une caisse semblable à un cercueil ; ils la 
remplirent de peigniires de laine, placèrent 
l'avorton dans ce nid moelleux et tiède et 
le portèrent dans un coin de la cour, dans 
l'espoir que le soleil, qui chaque jour fait 
des miracles, en accomplirait un de plus* 

Mais le temps passa, et le monstre resta 
le même ; une énorme tête, un tronc allongé 
avec quatre moignons atrophiés. Seul, le 
sourire prit une expression toujours plus 
définie de gloutonnerie insatiable ; la bouche 
se garnit de deux rangées de dents aiguës 
et fortes. Les petites pattes courtes apprirent 
à saisir les morceaux de pain et aies porter, 
sans presque jamais se tromper, à la grande 
bouche chaude. 

Il était muet, mais quand on mangeait 
près de lui, et qu'il sentait l'odeur de la 
nourriture, il ouvrait son museau et pous- 
sait des mugissements rauques, en hochant 



HO CONTES D'iTALIE 



sa tête pesante ; le blanc terne de ses yeux 
se couvrait d'un rouge réseau de veinules 
sanglantes. 

Il mangeait beaucoup, et toujours davan- 
tage. Son mugissement devenait continu. La 
mère travaillait sans prendre de repos, mais 
son gain était bien maigre; parfois même 
elle n'en avait pas du tout. Elle ne se plai- 
gnait pas, et acceptait à contre-cœur et tou- 
jours en silence, le secours de ses voisins. 
Pendant son absence, les gens, énervés par 
le mugissement de l'infirme, s'empressaient 
de fourrer dans l'insatiable bouche des croû- 
tes de pain, des fruits, des légumes, de tout 
ce qu'on peut manger. 

— Il t'aura bientôt toute dévorée ! disait- 
on à la mère. Pourquoi ne le mets-tu pas 
dans un asile ? 

Elle répondait d'un air sombre : 

— Ne me parlez pas de cela ! Je suis sa 
mère ! C'est moi qui l'ai mis au monde ; 
c'est moi qui dois le nourrir! 

Elle était belle, et plus d'un homme 
rechercha son amour, mais elle les écon- 



LÀ MÈRE OU MONSTRE 111 

duisit tous. A l'un d'eux qui lui plaisait 
mieux que tous les autres, elle dit: 

— Je ne puis être ta femme. J'ai peur 
d'enfanter encore un monstre. Ce serait une 
honte pour toi. Non, va-t-en ! 

L'homme insista, lui rappela la Madone 
qui est juste envers les mères et les consi- 
dère comme ses sœurs. La mère du monstre 
lui répondit: 

— Je ne sais de quoi je suis coupable : 
hélas! je suis punie bien cruellement. 

Il supplia, pleura, se mit en colère, mais 
elle répéta, obstinée: 

— J'ai peur... je n'ai plus foi dans mon 
destin... Va-t-en! 

Il partit alors très loin et disparut à 
jamais. 

Et ainsi, pendant de longues années, elle 
remplit la gueule sans fond qui mâchait 
toujours. Le monstre engloutissait le fruit 
de son travail, son sang et sa vie. La tête de 
l'avorton se développait et devenait toujours 



112 CONTES D ? ITALIE 



plus affreuse : on eût dit une boule prête à 
se détacher du mince cou atrophié et à s'en- 
voler, se cognant aux angles des maisons et 
se balançant avec paresse de côté et d'autre» 
Tous ceux qui regardaient en passant dans 
la cour s'arrêtaient sans le vouloir, stupé- 
faits, frissonnants, ne sachant ce qu'ils 
voyaient. Près du mur où grimpait une 
vigne, une caisse était posée sur des pierres, 
comme sur un autel, et de cette caisse sur- 
gissait la tête du monstre, qui attirait les 
regards des passants. Le visage était jaune 
et sillonné de rides, les pommettes saillantes ; 
les yeux ternes s'écarquillaient, désorbités, 
et leur image se gravait pour longtemps 
dans la mémoire. Le large nez épaté frémis- 
sait; les mâchoires et les pommettes aux 
dimensions disproportionnées se mouvaient 
sans cesse ; les lèvres gercées remuaient, 
découvrant les dents carnassières, et deux 
grandes oreilles de bête saillaient de chaque 
côté de la tête comme si elles eussent vécu 
d'une vie propre . Ce masque terrifiant était 
surmonté d'une toison de cheveux noirs et 



LA MÈRE DU MONSTRE 113 

frisés en petites boucles comme ceux d'un 
nègre. 

Tenant dans sa main courte et menue, 
telle une patte de lézard, un morceau d'un 
comestible quelconque, le monstre penchait 
la tête avec les gestes d'un oiseau de proie, 
déchiquetait l'aliment avec ses dents, mâchait 
avec bruit et reniflait. Quand il était repu 
et qu'il regardait les gens, il découvrait tou- 
jours la mâchoire. Ses yeux se mouvaient 
vers la racine du nez et se confondaient en 
une tache trouble et sans fond, sur ce visage 
à demi-morj, dont les contractions rappe- 
laient une agonie. Quand il avait faim, il 
tendait le cou en avant et ouvrait sa gueule 
rouge, agitant une mince langue de serpent 
et meuglant d'une voix impérieuse. 

Les gens s'en allaient en se signant et en 
chuchotant des prières ; ils se rappelaient 
tout le mal dont ils avaient souffert, tous 
les malheurs qu'ils avaient éprouvés dans la 
vie. 

Un vieux forgeron, homme de caractère 
morose, répéta bien des fois: 

8 



114 CONTES D'ITALIE 



— Quand je vois cette bouche qui englou- 
tit tout, je me dis que ma force à moi a été 
dévorée par je ne sais trop quoi, qui lui 
ressemble. Il me paraît que, tous, nous 
vivons et nous mourons pour entretenir des 
parasites. 

Et cette tête muette faisait naître chez 
tout le monde des pensées mornes et des 
sentiments qui terrifiaient le cœur. 

La mère du monstre se taisait, écoutant 
les propos des voisins. Ses cheveux devinrent 
très vite blancs, et des rides se dessinèrent 
sur son visage. Depuis longtemps déjà, elle 
ne savait plus rire. Les gens n'ignoraient 
pas qu'elle passait des nuits entières, immo- 
bile sur le seuil, à regarder au ciel, comme 
si elle en attendait du secours. Haussant les 
épaules, ils se disaient l'un à l'autre ; 

— Qu'a-t-elie à attendre? 

— Porte-le sur la place, près de la vieille 
église ! lui conseilia-t-on . Les étrangers s'y 
promènent; ils lui jetteront quelquefois des 
sous de cuivre. 

La mère tressaillit, effrayée, et répondit: 



LA MÈRE DU MONSTRE 115 

— Ce serait affreux si des étrangers le 
voyaient, que penseraient-ils de nous? 

On lui répliqua : 

— Le malheur existe dans tous les pays ; 
personne ne l'ignore. 

Elle hocha la tête négativement. 

Or il advint que des étrangers qui 
rôdaient dans le village, en jetant des coups 
d'œil dans toutes les cours, aperçurent le 
monstre enfoui dans sa caisse. La mère fut 
témoin de leurs grimaces de dégoût, et les 
entendit parler avec répugnance de son fils. 
Mais elle fut surtout frappée par quelques 
mots prononcés avec mépris, avec animo- 
sité, avec un air de triomphe manifeste. 

Elle retint ces sons, se répéta bien souvent 
ces paroles étrangères où son cœur d'Ita- 
lienne et de mère devinait une signification 
insultante. Le même jour elle alla chez un 
portefaix de sa connaissance et lui demanda 
le sens des mots qu'elle avait entendus. 

— Reste à savoir qui les a prononcés, 
répondit-il en fronçant le sourcil. Gela signi- 
fie: « L'Italie meurt avant toutes les autres 



116 CONTES D'ITALIE 



nations latines »... Où as-tu entendu ce 
mensonge ? 

Elle s'en alla sans répondre . 

Et le lendemain , son fils ayant trop mangé, 
mourut dans les convulsions. 

Elle s'assit dans la cour, près de la caisse, 
la main posée sur la tête inanimée. Pai- 
sible, elle attendait visiblement quelque 
chose ; elle jetait un coup d'œil interroga- 
teur sur chacun de ceux qui venaient chez 
elle pour voir le mort. 

Tous gardaient le silence. Personne ne 
lui demanda rien, quoique, peut-être, beau- 
coup eussent voulu la féliciter, car elle était 
libérée de son esclavage, — ou lui dire des 
paroles consolantes, puisqu'elle avait perdu 
son fils. Mais tousse turent obstinément. Par- 
fois, les gens comprennent que certaines 
choses ne peuvent être dites sans réticences. 

Longtemps après la mort du monstre elle 
regardait encore les gens en face comme si 
elle les eût interrogés à propos d'on ne sait 
quoi, puis, peu à peu, elle sembla oublier. 



JUSTICE POPULAIRE 

Récit d'un villageois. 



... Le jour où la chose arriva, le sirocco 
soufflait. C'est un vent humide d'Afrique, un 
vilain vent qui excite les nerfs et rend les 
gens de méchante humeur. Voilà qui explique 
simplement pourquoi Giuseppe Girotta et 
Luigi Meta, tous deux cochers, se dispu- 
tèrent ce jour-là. La querelle naquit on ne 
sait comment, on ignore qui la suscita ; on vit 
seulement Luigi se précipiter sur Giuseppe 
et essayer de le saisir à la gorge, tandis que 
celui-ci, la tête rentrée dans les épaules, 
dissimulait son gros cou rouge, et se mettait 
en garde avec ses poings solides. 

On les sépara sur-le-champ et on les inter- 
rogea. 

— Qu'y a-t-il? 



118 CONTES D'ITALIE 



Bleu de colère, Luigi cria : 

— Que ce bœuf répète devant tout le 
monde ce qu'il a dit de ma femme ! 

Giuseppe voulait s'en aller ; il cacha ses 
petits yeux dans les plis d'une grimace dédai- 
gneuse, secoua sa tête noire et ronde, et 
refusa de répéter les paroles outrageantes. 
Luigi dit à haute voix : 

— Il prétend qu'il a reçu des caresses de 
ma femme. 

— Hé ! dirent les gens, ce n'est pas une 
petite affaire. Elle mérite d'être étudiée 
attentivement. Du calme, Luigi ! Tu es étran- 
ger parmi nous, mais ta femme est d'ici ; 
nous l'avons tous connue enfant et, si tu es 
outragé, sa faute retombe sur nous tous, 
soyons justes ! 

On passa à Giuseppe. 
" — Tu as dis cela? 

— Hé bien, oui, avoua l'autre. 

— Et c'est la vérité? 

— Qui et quand m'a-t-on convaincu de 
mensonge ? 

Giuseppe était un honnête homme, un bon 



JUSTICE POPULAIRE H 9 

père de famille, et l'affaire prenait très mau- 
vaise tournure. Les assistants étaient sombres 
et pensifs. Luigi rentra chez lui et dit à 
Concetta : 

— Je pars ! Je ne veux plus rien savoir 
de toi tant que tu n'auras pas prouvé que 
les paroles de ce drôle sont des calomnies. 

Elle pleura, naturellement, mais les larmes 
ne prouvent pas grand'chose. Luigi tint 
parole et elle resta seule, avec un enfant sur 
les bras, sans pain et sans argent. ' 

Les femmes intervinrent, surtout Gate- 
rina, la marchande de légumes, fine com- 
mère, qui ressemblait à un vieux sac 
tout bourré de chair et d'os et plissé çà et là. 

— Signors, dit-elle, vous l'avez entendu, 
votre honneur à tous est enjeu. Ce n'est pas 
une espièglerie, inspirée par une nuit de 
lune trop belle ; le sort de deux mères en 
dépend, n'est-ce pas? Je prends Concetta 
chez moi, elle y vivra jusqu'au jour où nous 
découvrirons la vérité. 

Ce qui fut fait; puis Caterina et Lucia, 
sorcière sèche et braillarde dont la voix 



120 CONTES D 'ITALIE 



s'entend à trois kilomètres, entreprirent le 
pauvre Giuseppe : elles le firent venir chez 
elles et se mirent à tirailler son âme, comme 
si c'eût été un vieux chiffon. 

— Eh bien, brave homme, dis un peu, 
l'as-tu eue souvent Goncetta ? 

Le gros Giuseppe gonfla ses joues, réflé- 
chit et répondit : 

— Une seule fois. 

— On pouvait le dire sans réfléchir si 
longtemps, fit observer Lucia tout haut, 
mais comme si elle se parlait à elle-même. 

— Etait-ce le soir, la nuit, le matin ? 
demanda Gaterina, du ton d'un juge d'ins- 
truction. 

Sans hésiter, Giuseppe choisit le soir. 

— Faisait-il encore clair ? 

— Oui, répliqua-t-ii. 

— Alors, tu as vu son corps. 

— Bien sûr! 

— Dis-nous donc un peu comment il est 
fait! 

Giuseppe comprit à quoi tendaient ces 
questions captieuses ; il ouvrit la bouche, 



JUSTICE POPULAIRE 121 



comme un moineau étouffé par un grain 
d'orge et se mit à grommeler, si furieux que 
ses grandes oreilles s'injectèrent de sang et 
devinrent violettes : 

— Quepuis-je en dire ? fit-il. Je ne l'ai 
pas examinée comme un docteur. 

— Tu manges des fruits sans les admirer? 
demanda Lucia. Mais tu as peut-être quand 
même remarqué une particularité de Con- 
cetta? continua-t-elle en clignant de l'œil 
malicie usemen t . 

— Cela s'est fait si vite, que, vraiment, 
je n'ai rien remarqué, répondit Giuseppe. 

— Donc, tu ne l'as pas eue ! conclut 
Caterina. Et les deux vieilles embrouillèrent 
si bien Giuseppe dans ses contradictions que 
le gaillard finit par avouer : 

— Il ne s'est rien passé, j'ai parlé par 
méchanceté. 

Les deux vieilles n'en témoignèrent aucune 
surprise. 

— C'est bien ce que nous pensions, dirent- 
elles, et le laissant aller en paix, elles remirent 
l'affaire au jugement des hommes. 



122 CONTES d'italie 






Deux jours après se réunit notre assem- 
blée communale. Giuseppe Cirotta se pré- 
senta devant elle, accusé de calomnie envers 
une femme. Le vieux forgeron Giacomo 
Fasca prit la parole : 

— Citoyens, camarades, braves gens ! 
Puisque nous désirons qu'on soit juste 
envers nous, nous devons nous montrer 
justes les uns envers les autres. Que tout 
le monde sache que nous comprenons la 
haute valeur de ce que nous réclamons et 
que pour nous la justice n'est pas un vain 
mot. Voici un homme qui a calomnié une 
femme, outragé un camarade, détruit un 
foyer et fait naître le chagrin dans un autre, 
en obligeant sa propre femme à souffrir de la 
jalousie et de la honte. Nous devons le trai- 
ter sévèrement. Que proposez-vous? 

Soixante-sept bouches prononcèrent : 

— L'expulser de la commune ! 

Quinze hommes trouvèrent que le châti- 



JUSTICE POPULAIRE 123 

t 

ment était trop sévère, et la discussion com- 
mença. On se mit à crier avec acharnement : 
il s'agissait là du sort d'un homme, qui, de 
plus, était marié et père de trois enfants... 
de quoi ceux-ci et leur mère étaient-ils cou- 
pables ? L'homme avait une maison, une 
vigne, une paire de chevaux, quatre ânes 
pour les étrangers ; il avait gagné tout cela 
à la sueur de son front; il lui en avait coûté 
bien du travail. Le pauvre Giuseppe était 
seul, dans un coin, et regardait ses juges 
d'un air sombre. 

Assis sur une chaise, le dos voûté, la tête 
basse, il pétrissait son chapeau entre ses 
mains ; il en avait déjà arraché le ruban et en 
déchirait peu à peu les bords, tandis que ses 
doigts dansaient comme ceux d'un violo- 
niste. Quand on lui demanda ce qu'il avait 
à dire, il répondit, après s'être redressé et 
levé avec beaucoup de peine : 

— Je réclame votre indulgence. Per- 
sonne n'est impeccable. Me chasser du lieu 
où j'ai vécu plus de trente ans, où mes 
ancêtres ont travaillé, cène serait pasjustel 



124 contes d'italie 



A leur tour, les femmes s'élevèrent contre 
l'expulsion; enfin, voici ce que Fasca pro- 
posa : 

— Je pense, mes amis, qu'il sera suffi- 
samment puni si nous l'obligeons à verser à 
la femme et à l'enfant de Luigi, la moitié de 
ce que gagnait celui-ci ! 

On discuta encore longuement, mais fina- 
lement on adopta cette résolution. Giuseppe 
Cirotta fut fort satisfait de s'en être tiré à si 
bon compte: au surplus, tout le monde était 
content de cette solution : l'affaire ne serait 
pas portée devant les tribunaux, elle avait 
été réglée sans effusion de sang, en famille. 
Nous n'aimons pas que les journalistes com- 
mentent nos affaires dans une langue où les 
mots compréhensibles sont aussi rares que 
les dents dans la bouche d'un vieillard, ni 
que les juges, ces gens qui nous sont étran- 
gers et qui comprennent très mai la vie, 
parlent de nous comme si nous étions des 
sauvages et eux des anges célestes. Nous 
sommes des gens simples et nous regardons 
la vie avec simplicité ! 



JUSTICE POPULAIRE 125 



Il fut donc résolu que Giuseppe nourrirait 
la femme et l'enfant de Luigi ; mais l'affaire 
ne se termina pas ainsi. Quand ce dernier 
apprit que Giuseppe avait menti, que sa 
femme était innocente et que le calomnia- 
teur avait été condamné par nous, il fit venir 
Concetta auprès de lui en écrivant briève- 
ment : 

« Viens me retrouver et nous vivrons de 
nouveau heureux ensemble. N'accepte pas 
un centime de cet homme ; si tu en as déjà 
reçu de l'argent, jette-le-lui à la figure ! Je ne 
suis pas, moi non plus, coupable envers toi ; 
aurais-je pu penser qu'on peut mentir quand 
il s'agit d'amour? » 

Et à Giuseppe, il écrivit ceci : 

« J'ai trois frères, et nous nous sommes 
juré tous les quatre que nous t'étranglerons 
comme un mouton si jamais tu quittes l'île 
pour venir à Sorrento, à Gastellamare, à 
Torre, où que ce soit. Gela est aussi vrai 
que les gens de ta commune sont de braves 
et honnêtes gens. Ma femme n'a pas besoin 
de ton argent ; mon cochon lui-même refu- 



126 contes d'italie 



serait de manger ton pain. Ne quitte jamais 
File avant que je t'aie permis de le faire ! » 






Et voilà ! On dit queGiuseppe a porté cette 
lettre à notre juge et lui a demandé si Luigi 
ne pouvait pas être condamné pour menaces. 
Le juge aurait répondu : 

— Évidemment, mais alors ses frères 
viendraient ici tous trois et vous égorge- 
raient à coup sûr. Je vous conseille d'at- 
tendre. Cela vaut mieux. La colère n'est pas 
comme l'amour : elle est de courte durée. 

Le juge a pu parler ainsi; c'est un homme 
très bon et très sensé, il compose de jolis 
vers, mais je ne croispas que Giuseppe ait été 
chez lui pour lui montrer la lettre. Non, 
il est malgré tout un garçon correct ; 
s'il avait manqué de tact une fois de plus, 
on se serait moqué de lui. 

Nous sommes des gens simples, signor, 
des ouvriers ; nous avons notre manière de 
vivre, de comprendre, de penser ; nous avons 



JUSTICE POPULAIRE 127 

le droit de bâtir notre vie comme nous le 
voulons et de la manière qui est la meilleure 
pour nous. 

Socialistes? Oh! mon ami, l'ouvrier naît 
socialiste, à ce que je crois ; nous ne lisons 
pas de livres, mais nous reconnaissons la 
vérité à son odeur. Elle sent fort, la vérité, 
et son odeur est toujours la même : c'est 
celle de la sueur et du travail. 



LA MORT DE GIOVANNI TUBA 



Dès sa prime jeunesse, le vieux Gio- 
vanni Tuba avait trahi la terre pour la mer 
— cette surface lisse et bleue, tantôt paisible 
et caressante comme le regard d'une jeune 
fille, tantôt tumultueuse comme un cœur de 
femme envahi par la passion, ce désert 
qui engloutit le soleil inutile aux poissons 
et qui n'engendre de son union avec l'or 
vivant des rayons, que de la beauté et un 
éclat aveuglant — la mer perfide, qui chante 
éternellement et qui inspire le désir invin- 
cible de voguer au loin . 

Tuba était encore un gamin et travaillait 
à la vigne — échelonnée sur les saillies au 
flanc de la montagne, consolidée par de petits 
murs en pierre grise, parmi les figuiers et 



LA MORT DE GIOVANNI TUBA 129 

les oliviers tachetés, aux feuilles massives, 
sous l'ombre épaisse des orangers et des 
rameaux embrouillés des grenadiers, au 
grand soleil, dans le parfum des fleurs, sur 
la terre chaude — qu'il regardait déjà, les 
narines gonflées, l'œil bleu de la mer avec 
l'expression de l'homme sous les pieds duquel 
le sol vacille ; il le regardait en aspirant l'air 
salé et il devenait distrait, paresseux, déso- 
béissant, comme il arrive toujours à ceux que 
la mer a enchantés et qu'elle appelle. 

Les jours de fête, de grand matin, alors 
que' le soleil avait à peine dépassé le som- 
met des montagnes, derrière Sorrente, quand 
le ciel était rosé et comme tissé de fleurs 
d'abricotiers, Tuba, tout hérissé, pareil à un 
chien de berger, dévalait la montagne, sa 
ligne sur l'épaule ;il sautait de pierre en 
pierre, tel un peloton de muscles élastiques, 
il courait à la mer et lui souriait de tout 
son large visage, semé de taches de rous- 
seur ; et, dans l'air frais du matin, domi- 
nant la douce émanation des fleurs qui 
s'éveillaient, une odeur aiguë venait à lui, 

9 



130 CONTES D'ITALIE 



tandis que les vagues s'accrochaient aux 
pierres comme pour appeler le jeune 
homme. 

Le voilà assis au bord d'un rocher gris 
et rosé ; il laisse pendre ses jambes bron- 
zées; ses yeux noirs, grands comme des 
prunes, plongent sans s'en détacher dans 
l'eau verdâtre et transparente ; au tra- 
vers de ce verre liquide, ils distinguent 
un monde étonnant, plus beau que tous 
les contes ; ils voient la forêt des algues 
rousses et dorées, de laquelle jaillissent dès 
« violas » multicolores, vivantes fleurs de la 
mer ; puis voici les « perchia » aux yeux 
bêtes, au museau constellé de dessins et 
au ventre taché de bleu ; les « sarpa » dorées, 
les « canie » rayés et hardis ; les noirs 
« guaracini », qui se démènent comme de 
beaux diables ; les « sparalioni », les « oc- 
chiati » et autres merveilleux poissons qui 
scintillent, innombrables, tels des plats d'ar- 
gent. Avant d'engloutir lever et l'hameçon, 
chacun d'eux les tâte adroitement avec ses 
petites dents, car tous sont intelligents et 
rusés. 



LA MORT DE GIOVANNI TUBA 131 

Pareilles à des oiseaux dans l'air, les 
crevettes barbues volent dans cette eau lumi- 
neuse et caressante ; des crabes-ermites 
rampent sur la pierre, traînant après eux 
leur demeure ornée de dessins ; écarlates 
comme du sang, les étoiles de mer se 
meuvent doucement ; les clochettes lilas 
des méduses s'agitent sans bruit ; parfois, 
sous une pierre, surgit la tête irritée d'une 
murène aux dents aiguës ; son corps, ser- 
pentin tout constellé de taches magnifiques, 
ondule ; comme une sorcière de contes de 
fée, mais plus hideuse et plus terrifiante 
encore, une octopode grisâtre s'étale sou- 
dain dans l'eau, tel un chiffon sale, et 
s'élance avec rapidité, semblable à un oiseau 
de proie ; puis voici la langouste qui avance 
lentement en mouvant ses barbes longues 
comme des ramilles de bambou. Quantité 
de merveilles de tous genres apparaissent 
ainsi dans l'eau transparente, sous le ciel 
aussi clair mais plus vide que la mer. 

La mer respire, son sein bleu se soulève 
rythmiquement ; les vagues vertes, puis 



132 contes d'italie 



blanches, rejaillissent sur le rocher aux 
pieds de Tuba ; elles jouent, se brisent sur 
la pierre, cliquètent ; elles aimeraient sau- 
ter aux pieds de l'enfant ; parfois, elles 
s'enfuient loin du rocher comme si elles 
avaient peur ; puis elles reviennent se jeter 
contre le roc ; un rayon de soleil plonge 
tout au fond de l'eau, il forme un enton- 
noir de vive lumière et perce doucement 
la masse des flots. L'âme s'endort d'un doux 
sommeil, sans pensera rien, sans désir de 
comprendre quoi que ce soit ; silencieuse 
et joyeuse, elle s'imprègne de tout ce qu'elle 
voit et elle est infiniment libre comme la 
mer. 



* 
* * 



C'est ainsi que Tuba passait ses jours de 
fête. Bientôt, il désira passer la semaine de 
la même manière, car quand la mer prend 
un homme au cœur, il devient une partie 
d'elle, de même que le cœur n'est qu'une 
partie de l'homme vivant. Un jour, laissant 



LA MORT DE GIOVANNI TUBA 133 

à son frère le soin de cultiver la terre, 
Tuba s'en alla, avec une troupe de gens 
amoureux comme lui de l'espace, se livrer 
à la pêche du corail sur les rives de la Sicile. 
C'est un labeur ardu mais glorieux ; on 
risque de se noyer dix fois par jour, mais, 
en revanche, que de choses étonnantes ne 
voit-on pas quand sort lourdement de F eau 
bleue le filet où étincelle une multitude 
vivante et, parmi elle, les rameaux roses du 
précieux corail, cadeau de la mer ! 

C'est ainsi que s'endormit à jamais pour 
la terre l'homme captivé par la mer ; il ai- 
mait les femmes aussi, comme dans un rêve ; 
il aimait peu de temps et en silence ; il ne 
savait leur parler que de ce qu'il connaissait : 
des coraux, du jeu des vagues, des caprices 
du vent et des grands navires qui s'en vont 
vers les mers inconnues ; il était très doux 
quand il était sur la terre ferme ; il mar- 
chait avec précaution, avec méfiance presque ; 
en compagnie, il était muet comme un pois- 
son ; il scrutait les yeux, du regard perspi- 
cace du pêcheur, accoutumé à épier les pro- 



134 CONTES d' ITALIE 



fondeurs trompeuses. En mer, il devenait 
plus gai ; il avait des attentions pour ses 
camarades et son adresse égalait celle d'un 
dauphin. 

Mais si bonne que soit l'existence qu'un 
homme s'est choisie, elle a nécessairement 
un terme ; lorsque Tuba eut atteint ses 
quatre-vingt-dix ans, ses bras tordus par 
les rhumatismes refusèrent de travailler da- 
vantage ; ses jambes courbées soutenaient à 
grand'peine sa taille voûtée. Le vieillard, 
que tous les vents avaient battu, descendit 
un jour tristement dans l'île, grimpa sur la 
montagne et entra dans la cabane queson frère 
habitait avec ses enfants et ses petits-enfants. 
Mais ses parents étaient trop pauvres pour 
être bons, surtout à présent que le vieux 
Tuba ne pouvait plus leur apporter de beaux 
poissons comme autrefois. 

Le vieillard ne tarda pas à se trouver mal- 
heureux dans sa nouvelle famille ; tous 
regardaient avec trop d'attention les mor- 
ceaux de pain qu'il enfonçait dans sa bouche 
édentée avec sa main noire et noueuse. Il 



LA MORT DE GIOVANNI TUBA 138 

comprit bientôt qu'il était de trop ; son 
cœur s'assombrit, étreint d'une tristesse in- 
connue : les rides se firent encore plus pro- 
fondes sur sa peau desséchée par le soleil ; 
et ses os lui causèrent une douleur jusqu'a- 
lors inconnue ; pendant des journées en- 
tières, il restait assis sur les pierres à la 
porte de la cabane ; de ses vieux yeux, il 
regardait la mer lumineuse où toute sa 
vie avait fondu, cette mer bleue sous l'éclat 
du soleil, cette mer, belle comme un rêve. 
Elle était bien éloignée de lui et il était 
difficile au vieillard de parvenir au rivage ; 
néanmoins, il résolut d'y descendre ; et par 
une paisible soirée, il rampa, pareil à un 
lézard écrasé, au bas de la montagne, sur 
les pierres aiguës. Quand il arriva vers les 
vagues, elles l'accueillirent avec leur lan- 
gage familier, plus amical que les voix 
humaines, par un clapotis sonore sur les 
pierres mortes de la terre ; et alors, comme 
on le devina plus tard, le vieillard se mita 
genoux, leva les yeux au ciel et pria silen- 
cieusement pour les hommes qui lui étaient 



136 CONTES D* ITALIE 



tous également étrangers. Sa prière finie, 
il enleva ses haillons, posa sur les pierres 
sa vieille dépouille qui appartenait à autrui, 
entra dans l'eau en hochant sa tête grise, 
se coucha sur le dos et disparut au loin, 
à l'endroit où le voile bleu foncé du ciel 
touche de son extrémité le noir velours des 
vagues marines et où les étoiles du ciel sont 
si proches de la mer qu'il semble qu'on 
puisse les toucher de la main 

* 

* * 

Par les paisibles nuits d'été, la mer est 
calme comme l'âme d'un enfant fatigué des 
jeux de la journée ; elle sommeille, en res- 
pirant tout doucement et elle a sans doute 
des rêves merveilleux ; si on navigue de 
nuit sur ses eaux épaisses et tiède s, des étin- 
celles bleues scintillent sous les doigts ; une 
flamme bleue se dégage et l'âme humaine 
fond doucement dans ce feu, caressant 
comme un conte maternel. 



LE BOSSU 



Sur la terrasse de l'hôtel, au travers du 
rideau vert foncé des ceps de vigne, la 
lumière du soleil se répand comme une 
pluie dorée, en fils tendus en l'air. Par 
terre, sur le carrelage grisâtre et sur les 
nappes blanches des tables tombent les 
bizarres dessins des ombres ; il semble que 
si on les regardait longtemps, on appren- 
drait à les lire comme des vers et qu'on en 
saisirait la signification. Les grappes de la 
vigne brillent au soleil comme des perles 
ou comme l'étrange gemme trouble appelée 
olivine; dans la coupe d'eau posée sur la 
table, étincellent des diamants bleus. 

Sur la dalle, entre les tables, gît un 
petit mouchoir de dentelles ; c'est une dame 



138 CONTES d'italie 



qui Ta perdu, à coup sûr, et elle doit être 
divinement belle ; elle ne saurait être 
autrement, en ce jour paisible, plein d'un 
lyrisme torride, en ce jour où toutes les 
choses banales et ennuyeuses deviennent 
invisibles, comme si, honteuses d'elles- 
mêmes, elles se dérobaient aux regards du 
soleil. 

Le silence règne; seuls, les oiseaux 
gazouillent dans le jardin, les abeilles bour- 
donnent autour des fleurs, et sur la mon- 
tagne, parmi les vignes, une chanson sou- 
piré avec ardeur. Les chanteurs sont deux, 
un homme et une femme, chaque couplet 
est séparé de l'autre par un instant de 
silence, ce qui donne à la chanson un accent 
singulier, vaguement religieux. 



* * 



Une dame venant du jardin monte len- 
tement les larges degrés de l'escalier de 
marbre. C'est une vieille femme, très grande, 
au visage sombre et austère, aux sourcils 



LE BOSSU 139 



froncés ; ses lèvres minces sont serrées obs- 
tinément, comme si elle venait de déclarer 
farouchement : 

— Non ! 
' Sur ses épaules sèches est drapée une 
pèlerine de soie dorée, garnie de dentelles, 
ample et longue comme un manteau. Sa tête 
aux cheveux gris, petite et disproportion- 
née à la taille, est couverte d'une dentelle 
noire. D'une main, la dame tient une 
ombrelle rouge à long manche, et de l'autre 
un sac de velours noir brodé d'argent. Elle 
marche tout droit au travers du réseau des 
rayons, d'un pas ferme, comme un soldat, 
et frappe le carrelage sonore du bout de 
son ombrelle. De profil, son visage est encore 
plus dur : le nez est crochu, le menton 
pointu est marqué d'une grosse verrue grise ; 
le front bombé surplombe lourdement les 
trous obscurs où les yeux se dissimulent dans 
un tissu de rides. Ils sont si profondément 
cachés que la vieille femme semble aveugle. 

Derrière elle, se dandinant comme un 
canard, un bossu trapu, monte sans bruit 



140 CONTES D'ITALIE 



l'escalier. Sa grosse tête, coiffée d'un chapeau 
mou de couleur grise, est lourdement pen- 
chée. Il tient ses mains dans les poches de 
son gilet, ce qui le fait paraître encore plus 
large et anguleux. Il est vêtu d'un costume 
blanc et chaussé de bottines également 
blanches, à semelles souples. Sa bouche est 
entrouverte, en une grimace maladive qui 
découvre des dents jaunes et inégales ; sur 
la lèvre supérieure se hérisse une déplai- 
sante moustache noire, dont les poils sont 
rares et rêches comme du fil de fer. L'homme 
a la respiration difficile et fréquente ; ses 
narines frémissent sans cesse, mais sa mous- 
tache ne remue pas. Il marche en ouvrant 
d'une manière hideuse ses courtes jambes ; 
ses yeux immenses examinent la terre d'un 
air las et ennuyé. Il y a sur ce petit corps 
beaucoup de grosses choses : une grosse 
bague d'or, où est enchâssé un camée, à l'an- 
nulaire de la main gauche ; une grosse 
breloque d'or incrustée de deux rubis à 
l'extrémité du ruban noir qui tient lieu de 
chaîne de montre; à la cravate bleu foncé, 



LE BOSSU 141 



est piquée une grosse opale, pierre malé- 
fique. 

Les deux promeneurs traversent la terrasse 
et se dirigent vers la porte de l'hôtel ; sem- 
blables à des personnages des tableaux de 
Hogarth, ils sont laids, tristes, ridicules et 
indifférents à tout sous ce magnifique soleil. 
Il semble que tout s'obscurcit et se ternit à 
leur vue. 

Ce sont des Hollandais, le frère et la 
sœur, les enfants d'un marchand de dia- 
mants, des gens dont la vie est très étrange, 
à en croire ce qu'on raconte d'eux. 

* 
* * 

Dans son enfance, le bossu était tranquille, 
effacé, rêveur et n'aimait pas les jouets, ce 
qui n'avait attiré l'attention de personne, 
sauf de sa sœur. Le père et la mère esti- 
maient qu'il devait être ainsi, puisque c'était 
un infirme ; mais la fillette, qui avait quatre 
ans de plus que son frère, ne laissait pas 
de se montrer inquiète du caractère de 
celui-ci. 



142 contes d'italie 



Elle passait presque tout son temps avec 
lui, essayant de toutes manières d'exciter 
l'attention du petit garçon, de le faire rire ; 
elle lui glissait des jouets dans la main, 
avec lesquels il édifiait toutes sortes de pyra- 
mides; bien rarement, cédant aux efforts de 
sa sœur, il souriait d'un petit sourire con- 
traint ; en général, il la regardait comme il 
regardait tout le reste, avec une expression 
morne dans ses grands yeux, qui semblaient 
aveuglés par on ne sait quoi. Ce regard 
glaçait l'ardeur de la fillette et l'agaçait. 

— Je ne veux pas que tu aies ce regard, 
tu deviendrais idiot ! criait-elle en tapant du 
pied. Elle le pinçait et le battait; il pleur- 
nichait et cherchait à défendre sa tête en 
levant les bras en l'air. Mais il ne s'échap- 
pait jamais et ne se plaignait à personne 
d'être battu par elle. 

Plus tard, quand il sembla à la petite 
qu'il pouvait comprendre ce qui était déjà 
clair pour elle, elle l'exhortait : 

— Puisque tu es infirme, tu dois être 
intelligent, sinon nous aurons honte de toi, 



LE BOSSU 143 



papa, maman, notre famille entière ! Tout 
le monde sera honteux qu'il y ait un petit 
monstre dans une maison aussi riche que 
la nôtre ! Dans les maisons riches, tout doit 
être beau ou intelligent, as-tu saisi ? 

— Oui, répondait-il gravement, en pen- 
chant de côté sa grosse tête et en regardant 
sa sœur en face, du sombre regard de ses 
yeux inanimés. 

Le père et la mère admiraient la façon 
dont la fillette se comportait avec son frère, 
et louaient son bon cœur devant celui-ci. 
Peu à peu, elle devint pour le bossu une 
compagne de tous les instants, elle lui 
apprenait à se servir de ses jouets ; elle 
l'aidait à apprendre ses leçons, elle lui lisait 
l'histoire des princes et des fées. 

Lui, cependant, continuait à entasser ses 
jouets comme s'il eût voulu atteindre 
quelque but mystérieux; il apprenait mal; 
seules, les merveilles des contes le pous- 
saient à sourire d'un air indécis ; une fois, 
il demanda à sa sœur : 

— Y a-t-il des princes bossus? 



144 contes d'italie 



— Non. 

— Et des chevaliers ? 

— Pas davantage. 

Le garçonnet poussa un soupir de lassi- 
tude; elle posa la main sur les cheveux 
rêches et dit : 

— Mais les sages magiciens sont toujours 
bossus. 

— Alors, je serai magicien, déclara l'en- 
fant avec soumission, et il ajouta après un 
instant de réflexion : 

— Et les fées, sont-elles toujours 
belles ? 

— Toujours. 

— Gomme toi? 

— Peut-être ; je crois même qu'elles le 
sont encore davantage ! avoua la fillette avec 
une franchise toute juvénile. 

* 
* * 

Il atteignit ainsi sa huitième année. Sa 
sœur remarqua que chaque fois que dans 
leurs promenades ils passaient soit à pied, soit 
en voiture, devant des maisons en construc- 



LE BOSSU 145 



tion, une expression d'étonnement se mar- 
quait sur le visage du petit garçon ; il regar- 
dait longuement les gens qui travaillaient, 
puis il tournait ses yeux muets vers sa sœur 
comme pour l'interroger. 

— Cela t'intéresse ? demandait-elle. 
Il répondait brièvement : 

— Oui. 

— Pourquoi? 

— Je ne sais pas... 
Pourtant un jour, il s'expliqua : 

— Les ouvriers me paraissent petits, les 
briques aussi ; or les maisons qu'ils bâtissent 
sont très grandes... Est-ce que toute la 
ville est construite ainsi ? 

— Certainement. 

— Et notre maison aussi ? 

— Elle aussi ! 

Elle lui jeta un coup d'œil et déclara d'un 
ton décidé : 

— Tu seras un architecte célèbre, entends- 
tu! 

On lui acheta une quantité de cubes de 
bois, et dès lors, la passion de construire 

10 



146 CONTES d'italie 



le posséda tout entier ; pendant des jour- 
nées entières, assis par terre, dans sa 
chambre, il élevait en silence de hautes 
tours qui tombaient avec fracas. Il les 
reconstruisait aussitôt et ce travail lui 
devint si indispensable que même à table, 
pendant le dîner, il essayait d'édifier quelque 
chose avec les fourchettes et les ronds de 
serviette. Ses yeux avaient pris une expres- 
sion plus profonde et plus concentrée; ses 
mains s'étaient animées et se mouvaient sans 
cesse, tâtant tous les objets dont elles pou- 
vaient se servir. 

Maintenant, quand il se promenait en 
ville, il était capable de rester des heures 
devant une maison en construction, à regar- 
der comment, grâce à de menues choses, 
s'en développait une plus grande qui s'éle- 
vait vers le ciel ; ses narines frémissantes 
aspiraient la poussière des briques et l'odeur 
de la chaux bouillonnante; et ses yeux se 
couvraient d'un voile de méditation atten- 
tive. 

— Tu deviendras architecte, n'est-Ce 
pas? lui suggérait alors sa sœur. 



LE BOSSU 147 



— Oui, répondait-il docilement. 

Un soir, après le dîner, comme on atten- 
dait le café au salon, le père déclara qu'il 
était temps d'abandonner les jouets et de se 
mettre sérieusement à l'étude. Mais la 
sœur demanda, du ton de quelqu'un dont on 
reconnaît l'intelligence et avec qui l'on doit 
compter : 

— J'espère, papa, que vous ne pensez 
pas le placer dans un établissement sco- 
laire? 

Le père, un homme imberbe, grand, paré 
d'une quantité de gemmes étincelantes, 
répliqua en allumant un cigare : 

— Pourquoi pas ? 

— Vous savez bien pourquoi. 

Comme il était question de lui, le bossu 
s'éloigna sans bruit ; il marchait lentement, 
en sorte qu'il put entendre sa sœur s'écrier : 

— Mais tout le monde se moquerait de 
lui ! 

— C'est certain ! renchérit la mère. 

— Il faut cacher des êtres comme lui ! 
reprit la sœur avec feu. 



148 CONTES D'ITALIE 



— Certes, il n y a pas de quoi en être 
fier ! appuya la mère. Dieu ! que tu es 
intelligente, chère petite. 

— Vous avez peut-être raison ! acquiesça 
le père. ' 

Le bossu revint, et cria sur le seuil de 
la porte ; 

— Je ne suis pas bête, moi non plus... 

— Nous verrons, répliqua le père, et la 
mère ajouta : 

— Personne ne pense le contraire... 

— Tu étudieras à la maison, déclara la 
sœur, en faisant asseoir le bossu à côté 
d'elle. Tu apprendras tout ce qu'un archi- 
te de doit savoir ; cela te plaît-il ? 

— Oui, tu verras... 

— Que verrai-je? 

— Que cela me plaît! 

Elle avait alors quinze ans et était à peine 
plus grande que lui, mais sa petite personne 
effaçait tout, le père aussi bien que la mère. 
Le bossu ressemblait à un crabe, et il con- 
sidérait sa sœur, mince, robuste et bien 
prise, comme une fée sous la domination 



LE BOSSU 149 



de laquelle vivaient tous les êtres de la 
maison. 

* * 

Et voici que des gens polis et froids 
viennent chaque jour lui expliquer les 
choses les plus diverses; ils l'interrogent, et 
l'enfant leur avoue avec indifférence qu'il 
ne comprend pas les sciences; il les regarde 
froidement un instant, et poursuit ses rê- 
veries. Il est évident pour tous que le gamin 
ne pense pas comme tout le monde ; il 
parle, peu, mais parfois il pose des questions 
bizarres sur les êtres anormaux, sur Dieu, 
sur les riches et les pauvres. 

Les maîtres disaient de lui : 

— Il a peu d'aptitude pour les mathé- 
matiques, mais témoigne d'un grand inté- 
rêt pour les problèmes moraux . 

— Tu parles beaucoup, remarqua sévè- 
rement sa sœur, quand elle apprit les con- 
versations qu'il avait avec les professeurs. 

— Ils parlent plus que moi. 

— Et tu ne pries pas assez Dieu... 



150 CONTES D'ITALIE 



— Il m'a fait naître bossu... 

— Ah ! lu te mets à penser de la sorte! 
s'exclamà-t-elle avec étonnement; puis elle 
déclara : 

— Je te pardonne pour cette fois, mais 
oublie tous propos de ce genre, entends- 
tu ? 

— Oui. 

Elle portait déjà des robes longues, et 
lui n'avait que treize ans. 

Depuis lors, des désagréments de toute 
nature ne cessèrent d'accabler la jeune fille. 
Presque chaque fois qu'elle entrait dans le 
cabinet de travail de son frère, un instru- 
ment, une planche ou une poutrelle, tom- 
bait à ses pieds, après l'avoir touchée à 
l'épaule, à la tête, aux doigts; le bossu la 
prévenait d'ailleurs d'un cri : 

— Attention ! 

Mais c'était toujours trop tard et la jeune 
fille se trouvait atteinte. 

Une fois, toute pâle et irritée, elle se jeta 
sur lui en boitillant et elle lui cria en pleine 
figure : 



LE BOSSU 151 



— Tu le fais exprès, monstre ! Et elle 
le souffleta. 

Il avait les jambes faibles, il tomba ; assis 
à terre, il dit tout bas, sans larmes et sans 
colère : 

— Comment peux-tu le croire ? Car tu 
m'aimes, n'est-ce pas ? Tu m'aimes? 

Elle s'enfuit en gémissant ; puis elle revint 
à lui pour qu'il s'expliquât. 

— Cela n'arrivait jamais auparavant... 

— Cela non plus, fit-il observer, tranquil- 
lement, en décrivant de son long bras un 
vaste cercle : dans tous les coins de la 
pièce, des caisses et des planches étaient en- 
tassées ; le tout avait l'air d'un vrai chaos ; 
l'établi de menuiserie et le tour adossés aux 
murs étaient surchargés de morceaux de 
bois. 

— Pourquoi as-tu rassemblé ici toutes 
ces ordures ? demanda-t-elle, en regar- 
dant autour d'elle d'un air méfiant et dé- 
goûté. 

— Tu verras ! 

Il commençait déjà à bâtir : il avait fait 



152 contes d'italie 



une maisonnette pour les lapins et une niche 
pour le chien ; il inventa une souricière. La 
sœur suivait jalousement ses travaux, et à 
table elle en parlait avec fierté à ses pa- 
rents. Le père hochait la tête d'un air 
approbatif et disait : 

— Ce ne sont encore que des bagatelles, 
mais tout commence par cela ! 

Et la mère, étreignant sa fille, disait au 
bossu : 

— Comprends-tu combien tu dois la 
remercier des soins qu'elle te prodigue ? 

— Oui, répondait le bossu. 

Quand il eut achevé la souricière, il appela 
sa sœur, et, lui montrant l'engin grossier, 
il dit : 

— Ce n'est pas un jouet, on peut le faire 
breveter. Vois, comme c'est simple et fort ; 
pèse là-dessus. 

La jeune fille posa le doigt sur la souri- 
cière ; tout à coup quelque chose claqua, 
elle poussa un hurlement sauvage, et le 
bossu, sautillant autour d'elle, grommelait : 

— Oh! non, pas là, pas là... 



LE BOSSU 153 



La mère accourut, suivie des domestiques. 
On brisa l'appareil, on libéra le doigt pincé 
et bleui, et on emporta la jeune fille éva- 
nouie. La mère s'écria avec colère : 

— Je ferai jeter tout cela ; je te défends 
de continuer... 

Le soir, on fit appeler le bossu chez sa 
sœur ; elle lui demanda : 

— Tu l'as fait exprès ? Tu me hais? Pour- 
quoi? 

Secouant sa bosse, il répondit à mi-voix, 
tranquillement : 

— Tu ne t'es pas servi de la main qu'il 
fallait, tout simplement. 

— Tu mens l 

— Pourquoi t'abîmerais-je la main? Ce 
n'est même pas celle avec laquelle tu m'as 
souffleté ! 

— Prends garde, monstre, tu n'es pas 
plus intelligent que moi ! 

Il approuva : 

— Je le sais. 

Il ne semblait pas qu'il eût pitié de sa 
sœur ni qu'il se considérât comme coupable 



154 CONTES D 'ITALIE 



envers elle ; son visage anguleux était calme 
comme toujours, ses yeux avaient une 
expression concentrée ; on ne pouvait croire 
qu'il fût méchant ni qu'il pût mentir. 



« * 



Sa sœur avait dix-neuf ans et elle était 
déjà fiancée, quand le père et la mère périrent, 
au cours d'une promenade qu'ils faisaient à 
bord d'un yacht de plaisance, lequel fut 
éventré et coulé par la faute d'un pilote ivre 
dirigeant un cargo-boat américain. La sœur 
devait prendre part elle aussi à cette excur- 
sion, mais un mal de dents subit l'en avait 
empêchée. 

À l'annonce de la catastrophe, elle se mit 
à courir par la maison et à sangloter, en 
levant les bras au ciel : 

— Non, non, ce n'est pas possible ! 

Le bossu était resté sur le seuil de la 
pièce, et, enveloppé dans la portière, il la 
considérait avec attention ; il déclara en 
secouant sa bosse : 



LE BOSSU 155 



— Le père était si rond et si vide ; je ne 
comprends pas qu'il ait pu se noyer ! 

— Tais-toi, tu n'aimes personne ! cria la 
sœur. 

— Je ne sais pas dire des paroles affec- 
tueuses, tout simplement ! répliqua-t-il. 

Le cadavre du père ne fut pas retrouvé, 
celui de la mère qui avait été tuée avant de 
tomber à l'eau fut placé dans un cercueil ; 
elle parut aussi sèche, fragile et pareille au 
rameau mort d'un vieil arbre, qu'elle l'avait 
été de son vivant. 

— Nous voilà seuls, s'écria la sœur d'une 
voix contrite, après les funérailles, en repous- 
sant son frère d'un regard aigu de ses yeux 
gris. La vie nous sera pénible, nous ne 
savons rien et nous pouvons perdre beau- 
coup. Quel dommage que je ne puisse pas 
me marier tout de suite ! 

— Oh ! s'exclama le bossu . 

— Qu'est-ce que ce « oh » ? 

Il dit, après un instant de réflexion : 

— Nous sommes seuls. 

— Tu dis cela comme si quelque chose 
te faisait plaisir. 



156 contes d'Italie 



— Rien ne me fait plaisir. 

— C'est bien dommage, car tu ressembles 
vraiment peu à un être vivant. 

Un soir, le fiancé se présenta : c'était un 
petit bonhomme plein de vie, aux sourcils 
et aux cils blonds, avec une moustache bien 
fournie dans un visage rond et hâlé. Il rit 
toute la soirée sans s'arrêter ; il aurait pu rire 
sans doute ainsi toute une journée. Les fian- 
çailles étaient déjà officielles ; on construi- 
sait pour le couple une maison dans l'une des 
plus belles rues de la ville, dans la plus 
propre et la plus tranquille. Le bossu n'avait 
jamais vu ce chantier et il n'aimait guère à 
en entendre parler. Le fiancé lui tapait sur 
l'épaule, d'une petite main boursouflée, 
ornée de bagues, et lui disait, en décou- 
vrant une quantité de petites dents : 

— Tu devrais bien aller voir ça, hein? 
Qu'en penses-tu ? 

Longtemps, le bossu refusa sous divers 
prétextes ; enfin, il céda et accompagna les 
deux jeunes gens ; quand il fut parvenu avec 
le fiancé de sa sœur au dernier étage de 



LE BOSSU 157 



l'échafaudage, ils tombèrent tous deux ; 
le fiancé chût à terre, dans une fosse à 
chaux, tandis que le frère, dont les habits 
s'accrochèrent aux bois de la charpente, 
resta suspendu en l'air et fut secouru par les 
maçons. Il s'était seulement foulé un pied et 
un bras et contusionné le visage ; le fiancé 
avait la colonne vertébrale brisée et le flanc 
ouvert. 

La sœur se débattait dans une crise ner- 
veuse, ses doigts égratignaient la terre et 
soulevaient une poussière blanche. Elle 
pleura longtemps, plus d'un mois ; puis, elle 
commença à ressembler à sa mère : elle 
maigrit, s'allongea et se mit à parler d'une 
voix froide et sans timbre. 

— Tu es mon malheur ! déclarait-elle 
parfois à son frère. 

Il ne répliquait pas et baissait ses grands 
yeux. La sœur se vêtit de noir ; ses sourcils 
formèrent une ligne droite ; quand elle voyait 
son frère, elle serrait les dents avec une telle 
force que ses pommettes saillaient en angles 
aigus. Le bossu tâchait de l'éviter et dessi- 



158 CONTES D* ITALIE 



nait sans cesse des projets, dans la solitude 
et le silence. Il vécut ainsi jusqu'à sa majo- 
rité ; et dès ce jour-là commença entre eux 
la lutte à laquelle ils vouèrent toute leur 
existence : la lutte qui les enchaîna par les 
solides maillons des ou trages et des insultes 

réciproques. 

# 
* * 

Le jour de sa majorité, le bossu dit à sa 
sœur, d'un ton péremptoire : 

— Il n'y a ni sages magiciens, ni bonnes 
fées, il y a seulement des êtres humains ; 
les uns sont méchants, les autres bêtes et 
tout ce qu'on dit du bien n'est qu'un conte. 
Moi, je veux que ce conte devienne une réa- 
lité. Rappelle -toi, tu m'as dit que dans une 
maison riche, tout doit être beau ou intel- 
ligent. Dans une ville riche, tout aussi doit 
être beau. Je vais acheter du terrain en 
dehors de la ville et j'y construirai une mai- 
son pour moi et pour les monstres qui me 
ressemblent. Je les ferai sortir de cette cité 
où il leur est trop pénible de vivre et où 



LE BOSSU 159 



leur vue est désagréable à ceux qui te res- 
semblent. . . 

— Non, dit-elle, tu ne feras certainement 
pas cela. C'est un projet insensé. 

— C'est mon projet... 

Ils le discutèrent sans emportement, avec 
une froideur haineuse. 

— Je suis résolu, déclara-t-il enfin. 

— Et moi, je ne veux pas ! répondit-elle. 
Il haussa sa bosse et sortit. A quelque 

temps de là, la sœur apprit que le terrain 
était acheté, et que des terrassiers avaient 
même commencé les fondations ; on ame- 
nait des briques par dizaines de mille, ainsi 
que des pierres, du bois et du fer. 

— Tu te sens toujours petit garçon ? 
demanda-t-elle . Tu t'imagines que c'est un 
jeu? 

Il gardait le silence. 

Une fois par semaine, la sœur s'en allait 
hors de ville, dans une petite voiture attelée 
d'un cheval blanc qu'elle conduisait elle- 
même. En passant devant le chantier, elle 
regardait la chair rouge des briques qui 



160 CONTES D'ITALIE 



était ligaturée par les tendons des poutrelles 
de fer et le bois jaune posé dans la lourde 
masse comme des cordons de nerfs. De loin, 
elle apercevait la silhouette de son frère : 
pareil à un crabe, il rampait sur l'échafau- 
dage, une canne à la main, coiffé d'un cha- 
peau fripé. De retour à la maison, elle regar- 
dait fixement le visage excité du bossu, dont 
les yeux noirs étaient devenus plus doux et 
plus clairs. 

— Non, disait-il à mi-voix ; j'ai eu une 
bonne idée ; ce que je fais sera aussi profi- 
table pour vous, gens normaux, que pour 
nous, êtres infirmes. Notre hideur ne bles- 
sera plus votre beauté ! D'ailleurs c'est 
une affaire merveilleuse que de bâtir, et 
il me semble que je vais bientôt me con- 
sidérer comme un homme heureux... 

Elle lui demanda, en toisant d'un œil 
énigmatique le corps difforme de son frère : 

— Heureux? 

— Oui ! Sais-tu que les gens qui tra- 
vaillent ne nous ressemblent absolument 
pas ; ils font naître des pensées toutes diffé- 



LE BOSSU 161 



rentes. Comme il doit se sentir heureux, 
sans doute, le maçon qui passe dans les rues 
» de la ville où il a bâti des dizaines de mai* 
sons ! Il y a beaucoup de socialistes parmi 
les ouvriers ; ce sont, avant tout, des hommes 
sobres, et vraiment ils ont le sentiment de 
leur dignité... Il me semble parfois que nous 
connaissons mal notre peuple... 

— Tu parles drôlement, remarqua-l-elle. 
Le bossu s'animait et devenait de jour 

en jour plus loquace : 

— En réalité, tout marche comme tu le 
désirais : je deviens le sage magicien qui va 
délivrer la ville de ses monstres, et toi, tu 
pourrais être la bonne fée, si tu voulais. 
Pourquoi ne réponds-tu pas ? 

— Nous en reparlerons plus tard ! dit- 
elle, en jouant avec sa chaîne d'or. 

A quelques jours de là, il eut avec sa 
sœur un dialogue tout à fait inattendu : 

— - Peut-être suis-je plus coupable envers 
toi que tu ne l'es envers moi. 

Elle s'étonna. 

— Moi ? Coupable envers toi ? 

11 



162 contes d'italte 



— Attends ! Parole d'honneur ; je ne suis 
pas aussi coupable que tu le crois ! Je marche 
difficilement, tu le sais ; c'est moi qui ai 
poussé ton fiancé, j'en conviens, mais c'é- 
tait sans mauvaise intention , crois-moi ! Je 
suis infiniment plus coupable d'avoir voulu 
mutiler la main avec laquelle tu m'avais 
frappé... 

— Laissons cela, dit-elle. 

— Il me semble qu'il faut être meilleur, 
murmura-t-il. Je crois que le bien n'est pas 
un conte, qu'il est possible d'être bon... 



* 
* * 



Dans la banlieue, la bâtisse grandissait 
rapidement ; elle s'élargissait sur le sol gras 
et s'élevait vers le ciel, toujours gris, tou- 
jours lourd de pluie. 

Un jour, un groupe de personnages offi- 
ciels parut sur le chantier ; ils examinèrent 
ce qui avait été fait et, après avoir conversé 
à mi-voix entre eux, ils défendirent de pour- 
suivre les travaux. 



LE BOSSU 163 



— C'est toi qui as machiné cela ! décria 
le bossu en se jetant sur sa sœur et en la 
saisissant à la gorge ; mais des étrangers 
survinrent et on arracha la jeune femme 
à son étreinte. 

— Vous voyez, s'écria-t-elle, que mon 
frère n'est pas dans un état normal et qu'il 
est indispensable de le mettre en tutelle ! 
Gela a commencé aussitôt après la mort de 
notre père ; mon frère l'aimait passionné- 
ment. Demandez à nos domestiques ; tous 
savent qu'il est malade. S'ils ont gardé le 
silence jusqu'à ces derniers temps, c'est 
parce qu'ils sont de braves gens ; l'honneur 
delà maison, où beaucoup d'entre eux vivent 
depuis leur enfance, leur est cher. Moi aussi, 
j'ai caché notre malheur ; je ne pouvais être 
fière d'avoir pour frère un dément. 

Le visage du bossu se violaça et ses yeux 
sortirent de leurs orbites, quand il entendit 
ces paroles ; il ne put proférer un son ; il 
égratignait en silence les mains de ceux qui 
le tenaient. La sœur ajouta : 

— Mon intention est d'offrir cette maison 



164 contes d'italie 



à la ville pour en faire une clinique de psy- 
chiatrie qui portera le nom de mon père... 

Le bossu poussa un gémissement et per- 
dit connaissance. On l'emporta. 

La sœur fit achever l'édifice avec la même 
rapidité que son frère avait mise à en com- 
mencer la construction ; quand la maison 
fut terminée, le premier malade qui y fut 
hospitalisé, fut le bossu. Il y passa sept ans, 
laps de temps amplement suffisant pour deve- 
nir idiot. Cependant, sa sœur avait vieilli 
et perdu à tout jamais l'espoir de se marier ; 
lorsqu'elle vit que son ennemi était anéanti 
et qu'il ne ressusciterait plus, elle le prit 
sous sa garde. 

* * 

Aujourd'hui le frère et la sœur errent 
d'un pays à l'autre sur le globe terrestre ; 
pareils à des oiseaux aveuglés, ils jettent 
sur tout ce qui rend la vie agréable et belle 
un regard sans joie et sans intérêt, et ils ne 
voient nulle part autre chose qu'eux-mêmes. 



L'ENFANT DANS LA NUIT 



Le jeune musicien dit à mi-voix, tout en 
regardant le lointain de ses yeux noirs : 

— La musique que j'aimerais écrire est 
celle-ci : 

« Un petit garçon marche sans se hâler 
sur la route qui mène à une grande ville. 

La ville est couchée sur le sol, en pe- 
sants monceaux d'édifices et gémit sourde- 
ment. De loin, il semble qu'elle vient d'être 
anéantie par un incendie, car la flamme 
sanglante du crépuscule ne s'est pas encore 
éteinte au-dessus d'elle ; et les croix des 
églises, le sommet des tours et les girouettes 
sont tout empourprés. 

Le bord des nuages noirs est également 



166 CONTES d'italie 



flamboyant; sur le fond rouge, les masses 
anguleuses d'immenses édifices se des- 
sinent d'une manière effrayante ; çà et là, 
des vitres brillent comme des blessures pro- 
fondes ; la ville torturée et anéantie, théâtre 
d'une incessante lutte pour le bonheur, 
perd son sang brûlant qui exhale une fumée 
jaunâtre et étouffante. 

Dans le crépuscule des champs, l'enfant 
suit le large ruban gris de la route. Droite 
comme une épée, dirigée avec fermeté par 
une main invisible et puissante, elle perce 
le flanc de la ville. Sur ses bords, les arbres 
ressemblent à des torches non allumées; 
leurs grands squelettes noirs sont immobiles 
au-dessus de la terre silencieuse, dans l'at- 
tente d'on ne sait quoi. 

Le ciel est couvert de nuages ; on ne dis- 
tingue point d'étoiles et il n'y a pas d'ombres ; 
la soirée est paisible et triste ; les pas lents 
et légers de l'enfant s'entendent à peine 
dans le silence crépusculaire et las des 
champs qui s'endorment. 

Et la nuit taciturne suit le petit garçon, 



l'enèant dans la nuit 167 

recouvrant du noir manteau de l'oubli le 
lointain d'où il est sorti. 

Et s'épaississant, l'obscurité cache dans 
une tiède étreinte les maisonnettes blanches 
et rouges, solitaires, disséminées sur les col- 
lines et collées humblement au sol. Jardins, 
arbres, cheminées, tout devient noir et dis- 
\ paraît, écrasé par les ténèbres nocturnes 
comme si tout avait peur de la petite 
silhouette qui s'avance, munie d'un bâton, 
comme si tout jouait avec elle ou se cachait 
d'elle . 

L'enfant marche, silencieux ; il regarde 
avec calme la ville, sans hâter le pas. Frêle 
et solitaire, il semble apporter quelque 
chose d'indispensable et que tout le monde 
attendait depuis longtemps là-bas, dans la 
cité, où déjà des feux bleus, jaunes et rouges 
s'allument pour l'accueillir. 

Le crépuscule s'est éteint. Les croix, les 
girouettes et les toits de fer des tours ont 
fondu et disparu ; la ville est devenue plus 
petite, plus basse et semble se serrer plus 
étroitement encore contre la terre muette . 



168 contes d'itaue 



Un nuage opalin de couleur transparente 
s'élève et se développe au-dessus de la cité ; 
une vapeur phosphorescente et jaunâtre se 
répand irrégulièrement sur le gris réseau 
des édifices massés. A présent, la ville ne 
paraît plus anéantie par l'incendie et inon- 
dée de sang ; les lignes brisées des toits et 
des murailles ont quelque chose de féerique, 
mais en même temps d'inachevé, d'incom- 
plet, comme si celui qui avait bâti cette 
grande agglomération était fatigué et dormait, 
ou que, désillusionné, il eût abandonné sa 
tâche et fût parti, à moins encore qu'ayant 
perdu la foi, il ne fût mort. 

Cependant la ville, vivante, est animée de 
l'accablant désir de se voir belle et fière- 
ment dressée vers le soleil. Elle geint dans 
le délire de ses innombrables aspirations de 
bonheur ; elle est agitée par une ardente 
volonté de vivre ; dans le sombre silence des 
champs qui l'entourent, s'écoulent en ruis- 
seaux paisibles des sons étouffés ; la noire 
coupe du ciel se remplit de plus en plus d'une 
clarté trouble et angoissée. 



l'enfant dans la nuit lfi9 

L'enfant s'arrête, hoche la tête, lève les 
sourcils; de ses yeux hardis et calmes, il 
regarde au-devant de lui ; il presse le 
pas et s'élance... 

Et la nuit qui le suit lui dit tout bas, avec 
la voix caressante d'une mère : 

— C'est le moment, enfant, va... On 
t'attend... » 

— ...Il est impossible d'écrire cela, na- 
turellement, conclut le jeune musicien avec 
un sourire pensif. 

Puis, après un instant de silence, il joi- 
gnit les mains, et s'exclama anxieusement : 

— Sainte Vierge ! Qu'est-ce qui l'attend 
dans la vie, cet enfant ! 



LES ADVERSAIRES 



Un homme en costume clair, sec et rasé 
de près comme un Américain, s'assied à une 
table de fer, près de la porte du restaurant ; 
il appelle paresseusement : 

— Ga-ar-çon ! 

Tout alentour est parsemé d'une épaisse 
couche de fleurs d'acacia ; partout étin- 
cellent les rayons du soleil ; sur la terre et 
au ciel, c'est la joie paisible du printemps. 
Au milieu de la rue, les petits ânes aux 
oreilles velues galopent en faisant claquer 
leurs sabots ; de lourds chevaux marchent 
lentement, les gens vont et viennent sans 
se presser ; on sent que tous les êtres vivants 
ont envie de rester le plus longtemps pos- 
sible au soleil, dans cet air imprégné du 
mielleux arôme des acacias en fleurs. 



LES ADVERSAIRES 171 



Des enfants, les hérauts du printemps, 
apparaissent ; le soleil colore leurs vête- 
ments de teintes éclatantes ; des femmes en 
robes de nuances vives marchent en se 
balançant; elles sont aussi nécessaires par 
les jours de soleil que les étoiles la nuit. 

L'homme en costume clair a un air bizarre : 
il semble qu'il a été très sale et qu'on vient 
seulement de le laver, mais avec un tel zèle, 
qu'on lui a enlevé pour jamais tout relief. 
Il examine les alentours avec des yeux 
éteints ; on dirait qu'il compte les taches de 
soleil sur les murailles des maisons et sur 
tout ce qui se meut le long de la route noire, 
sur les larges dalles du boulevard. Ses lèvres 
flétries sont allongées et il sifflote tout bas 
un motif bizarre ôt mélancolique ; les longs 
doigts de sa main blanche tambourinent sur 
le bord de la table ; ses ongles brillent d'un 
éclat terne ; avec le gant jaune qu'il tient 
dans son autre main, il bat la mesure sur 
son genou. Il a un air intelligent et résolu ; 
il est fâcheux que son visage soit gâté par 
quelque chose de grossier, de lourd. 



172 CONTES d'italie 



Avec un salul poli, le garçon place devant 
lui une tasse de café, une petite bouteille de 
liqueur verte et des biscuits. 

A la table à côté, s'assied un homme à la 
large poitrine et aux yeux couleur d'agate ; 
ses joues, son cou, ses mains sont enduits 
de fumée et sa personne tout entière est 
anguleuse, robuste, comme une pièce d'une 
grande machine. 

Quand les yeux de l'homme en blanc 
s'arrêtèrent sur lui, il se souleva un peu, 
porta la main à son chapeau et dit, au tra- 
vers de ses épaisses moustaches : 

— Bonjour, monsieur l'ingénieur ! 

— Bah, c'est de nouveau vous, Trama ! 

— Oui, c'est moi, monsieur l'ingénieur ! 

— Il faut s'attendre à des événements, 
hein ? 

— Comment vont vos travaux ? 
L'ingénieur répondit avec un léger rica- 
nement de ses lèvres minces : 

— Je crois qu'on ne peut pas converser 
par questions seulement, mon ami... 

Tirant son chapeau sur l'oreille, son inter- 



LES ADVERSAIRES 173 



locuteur rit d'un rire franc et ouvert, et 
entre deux éclats de gaieté, il ajouta: 

— Sans doute ! parole d'honneur, j'ai- 
merais tant savoir... 

Un ânon noir et blanc tout hérissé, attelé 
à un petit char de combustible, s'arrêta, ten- 
dit le cou et se mit à braire lugubrement, 
mais sa voix ne lui plut sans doute pas ce 
jour-là, car il interrompit son cri sur une 
note aiguë, secoua ses oreilles velues et s'en 
alla au galop, la tête baissée, en faisant cla- 
quer ses sabots. 

— J'attends votre machine avec autant 
d'impatience que j'attendrais un livre nou- 
veau qui devrait me rendre plus intelligent. 

L'ingénieur répondit en avalant son café 
par petites gorgées : 

— Je ne comprends pas bien votre com- 
paraison... 

— Ne pensez-vous pas que la machine 
affranchit l'énergie physique de l'homme, 
comme un bon livre libère son esprit ?, 



174 CONTES D 1 ITALIE 



— Ah ! dans ce sens-là ! dit l'ingénieur, 
et il redressa la tête. Oui, peut-être bien, 
c'est possible... 

Et posant sa tasse vide sur la table, il 
demanda : 

— Vous allez sans doute commencer à 
faire de l'agitation ? 

— J'ai déjà commencé... 

— Nous aurons de nouveau des grèves, 
des désordres ? 

L'autre haussa les épaules et eut un bon 
sourire : 

— Ah! si on pouvait faire autrement... 
Une vieille femme en robe noire, à l'air 

austère comme une religieuse, offrit sans 
mot dire des bouquets de violettes à l'ingé- 
nieur ; il en prit deux et en tendit un à 
son interlocuteur, en déclarant d'un ton 
pensif : 

— Vous avez une si belle intelligence, 
Trama, quel dommage que vous soyez idéa- 
liste, vraiment!.. 

— Je vous remercie pour les fleurs et 
pour le compliment. Vous trouvez que c'est 
dommage ? 



LES ADVERSAIRES 175 



— Oui ! Vous êtes, je le répète, très intel- 
ligent et vous devriez travailler afin de deve- 
nir un ingénieur habile... 

Avec un petit rire qui découvrit ses dents 
blanches, Trama répondit : 

— Ah ! c'est vrai ! Les ingénieurs sont 
poètes, je m'en suis convaincu en travail- 
lant avec vous... 

— Vous êtes bien aimable... 

— Et moi, je me disais : « Pourquoi 
monsieur l'ingénieur ne deviendrait-il pas 
socialiste ? Le socialiste doit être poète lui 

aussi ! » 

* 
* * 

Ils se regardèrent, étonnamment dissem- 
blables, l'un sec, nerveux, comme effacé par 
un frottement, les yeux décolorés, l'autre 
qui semblait forgé de la veille et pas encore 
poli. 

— Non, Trama, je préférerais avoir un 
atelier à moi et une trentaine de gaillards 
comme vous. Ah ! nous ferions quelque 
chose alors... 



176 CONTES d'italie 



Il tambourina doucement sur la table ; 
puis il soupira et passa ses fleurs à sa bou- 
tonnière. 

— Dire que ce sont des bêtises qui 
empêchent les gens de vivre et de travail- 
ler, c'est diabolique ! s'exclama l'autre en 
s 'animant. 

— C'est l'histoire de l'humanité que vous 
qualifiez de bêtises, maître Trama? demanda 
l'ingénieur avec un mince sourire. 

L'ouvrier enleva son chapeau, l'agita et se 
mit à parler, d'une voix ardente et vibrante . 

— Hé, qu'est-ce que l'histoire de mes 
ancêtres ! 

— De vos ancêtres ? répéta l'ingénieur 
en soulignant le deuxième mot d'un sourire 
plus aigu. 

— Oui, de mes ancêtres. Vous trouvez 
que c'est de l'insolence ? Hé bien, si vous 
voulez ! Mais pourquoi Giordano Bruno, 
Vico et Mazzini ne seraient-ils pas mes 
ancêtres, est-ce que je ne vis pas dans leur 
monde, est-ce que je ne jouis pas de ce que 
leurs grands esprits ont semé autour de moi ! 



LES ADVERSAIRES 177 

— Ah ! si vous l'entendez ainsi, oui ! 

— Tout ce qu'ont donné au monde ceux 
qui s'en sont écartés, m'est donné à moi ! 

— Évidemment, approuva l'ingénieur en 
fronçant les sourcils avec gravité. 

— Et tout ce qui a été fait avant moi, 
avant vous, c'est du minerai que nous devons 
transformer en acier, n'est-ce pas ? 

— Assurément ! 

— Car vous, les savants, comme nous, les 
ouvriers, vous vivez sur les travaux des ceiv 
veaux du passé. 

— Je ne le conteste pas, dit l'ingénieur 
en baissant la tête. 

A côté de lui, un petit garçon en hail- 
lons gris, pareil à une balle abîmée par le 
jeu, tenait dans ses mains sales un bouquet 
de crocus, et répétait avec insistance : 

— Prenez-moi des fleurs, signor. 

— J'en ai déjà ! 

— On n'a jamais assez de fleurs... 

— Bravo, petit ! approuva Trama. Bravo, 
donne-m'en deux... 

Quand le gamin lui eut tendu les fleurs, 

12 



478 CONTES d'italie 



Trama souleva son chapeau et en offrit une 
à l'ingénieur : 
. — S'il vous plaît. 

— Je vous remercie. 

— Quelle merveilleuse journée, n'est-ce 
pas ? 

— Mes cinquante ans s'en réjouissent... 
Il regarda autour de lui d'un air rêveur, 

plissa les paupières, puis il soupira. 

— Je suppose que vous devez sentir avec 
une force toute particulière le soleil printa- 
nier dans vos veines, parce que le monde 
entier, à ce que je vois, est autre à vos yeux 
qu'aux miens, n'est-ce pas ? 

— Je l'ignore, répondit l'autre avec un 
sourire, mais la vie est belle ! 

— Par ses promesses ! compléta l'ingé- 
nieur d'un ton sceptique; et cette réplique 
sembla piquer son interlocuteur, qui se 
couvrit et dit très vite : 

— La vie est belle par toutes les choses 
qui me plaisent en elle. Que diable ! mon 
cher ingénieur, pour moi les mots ne sont 
pas que des sons et des lettres ; quand je lis 



LES ADVERSAIRES 179 



un livre, quand je vois un tableau, j'admire 
le beau, je me sens heureux comme si j'avais 
fait tout cela moi-même. 



* 
* * 



Tous deux se mirent à rire, l'un d'un rire 
franc et bruyant, comme s'il était fier de 
savoir rire ainsi, en bombant sa large poi- 
trine et en rejetant la tête en arrière ; l'autre 
d'un rire sanglotant, qu'on entendait à peine, 
et qui découvrit des dents où de l'or était resté, 
comme s'il venait d'en manger et avait oublié 
de se nettoyer la bouche. 

— Vous êtes un brave garçon, Trama, il 
est toujours agréable de vous voir, dit l'in- 
génieur, et il ajouta en clignant de l'œil : 

— Si seulement vous ne vous révoltiez 
pas... 

— Oh ! je me rebellerai toujours. 

Et prenant une mine sérieuse, les yeux 
mi-clos, il demanda : 

— J'espère que nous nous sommes con- 
duits correctement, cette fois-ci ? 



180 CONTES D'ITALIE 



L'ingénieur haussa les épaules et se leva : 

— Oui, oui ! Cette histoire, vous le savez, 
a coûté trente-sept mille livres à l'entre- 
prise... 

— Il aurait été plus intelligent de les 
ajouter aux salaires. 

— Hum ! Vous comptez mal ! De l'in- 
telligence ! Chaque animal a la sienne... 

Il tendit sa main sèche et jaune, et quand 
l'ouvrier la serra, il ajouta : 

— Malgré tout, je vous le répète, vous 
devriez étudier, étudier... 

— Je m'instruis sans cesse. 

— Vous auriez fait un ingénieur avec 
une belle imagination. 

— Hé ! l'imagination ne m'empêche pas 
de vivre... 

— Au revoir, entêté ! 

Et l'ingénieur s'en alla sous les acacias, au 
travers du réseau des rayons solaires; il 
mouvait lentement ses longues jambes 
décharnées et tendait avec soin son gant sur 
les minces doigts de sa main droite. 

Le petit sommelier aux cheveux bleu-noir 



LES ADVERSAIRES 181 

quitta sa place à la porte du restaurant, d'où 
il avait écouté cette conversation, et dit à l'ou- 
vrier qui fouillait dans sa bourse et en tirait 
des sous de cuivre : 

— Il vieillit beaucoup, notre gros bon- 
net ! 

— Il sait encore se défendre ! s'exclama 
l'ouvrier avec assurance. Il a beaucoup de 
feu sous le crâne. 

— Où parlerez-vous la prochaine fois ? 

— Au même endroit, à la Bourse du tra- 
vail. Vous m'avez entendu ? 

— Trois fois, camarade... 

Après s'être serré la main avec vigueur, 
ils se quittèrent en souriant ; l'un se dirigea 
du côté opposé à celui qu'avait pris l'ingé- 
nieur ; l'autre se mit à débarrasser les tables, 
en chantonnant d'un air pensif. 






Un groupe d'écoliers en tabliers blancs, 
garçons et filles, défile au milieu de la route ; 
les rires et le bruit s'en dégagent comme des 



182 CONTES d'italie 

étincelles ; les deux chefs de la bande 
soufflent dans des feuilles de papier roulé en 
guise de trompettes ; les acacias éparpillent 
sur eux la neige de leurs blancs pétales. On 
regarde toujours les enfants, on les regarde 
avec une avidité particulière au printemps 
et on a envie de leur crier, d'une voix 
joyeuse et forte : 

— Hé! petits hommes, vive votre ave- 
nir ! 



LA CARTE POSTALE 



Dans un silence solennel, le soleil se lève ; 
des rochers de l'île, un brouillard bleuâtre 
monte vers le ciel, imprégné du doux par- 
fum des genêts dorés. 

Au milieu de la sombre plaine des eaux 
endormies, sous la pâle coupole du ciel, 
l'île est comme un autel élevé au dieu 
Soleil. 

Les étoiles viennent de s'éteindre, mais 
la blanche Vénus scintille encore ; solitaire, 
elle se noie dans la froide hauteur du ciel 
trouble, au-dessus des couches transpa- 
rentes des nuages teintés de rose qui se con- 
sument lentement à la flamme des premiers 
rayons. 

Pour accueillir le soleil, les brins d'herbe 



184 contes d'italie 



se redressent, ainsi que les pétales des 
fleurs, appesantis par la rosée ; des gouttes 
lumineuses pendent au bout des tiges, elles 
grossissent, se détachent et tombent sur la 
terre qui sort de son sommeil. 

Les oiseaux se sont réveillés, ils voltigent 
et chantent dans le feuillage des oliviers ; 
et, d'en bas, s'exhalent vers la montagne les 
profonds soupirs de la mer, ranimée par le 
soleil. 

Tout est calme, les gens dorment encore, 
et dans la fraîcheur du matin, le parfum 
des fleurs et des herbes est plus net que les 

sons. 

* 
* * 

Sur le seuil de la blanche maisonnette, 
assaillie de toutes parts parla vigne, comme 
une barque par les flots glauques de la mer, 
apparaît le vieux Ettore Gecco, qui vient 
saluer le jour. C'est un homme solitaire, 
misanthrope, aux longs bras de singe, au 
crâne dénudé de sage, au visage si fripé par 
le temps, qu'on ne distingue presque plus 



LA CARTE POSTALE 185 

les yeux au milieu des rides sèches qui les 
entourent. 

Après avoir lentement porté à son front 
sa main velue et noire, il contemple un 
grand moment le ciel rose, puis il regarde 
autour de lui ; sur la pierre lilas de l'île 
chatoie toute une gamme de tons émeraude 
et or : le rose, le rouge et le jaune flam- 
boient. Le visage tanné du vieillard s'épa- 
nouit en un petit rire débonnaire ; il hoche 
sa tête pesante et ronde. 

A son attitude, on dirait qu'il porte un 
fardeau ; ses pieds sont très écartés l'un de 
l'autre, son dos un peu voûté ; autour de 
lui, l'aurore s'amuse avec une gaîté tou- 
jours croissante ; la verdure de la vigne 
étincelle avec plus d'éclat, les pinsons et les 
serins gazouillent plus fort parmi les ar- 
bustes, les clématites et les ronces ; dans les 
buissons d'euphorbe, les cailles chantent ; 
un merle siffle, insouciant et coquet comme 
un Napolitain. 

Le vieux Gecco élève ses longs bras fati- 
gués au-dessus de sa tête : il s'étire comme 



I8H contes d'itàlie 

s'il se préparait à s'envoler vers la mer pai- 
sible, semblable à du vin dans une coupe. 

Et après avoir fait jouer ses vieux os, il 
s'assied sur une pierre près de la porte. De 
la poche de sa veste, il sort une carte pos- 
tale, ferme à demi les paupières et se met 
à la regarder attentivement, en remuant les 
lèvres sans parler. Sur son large visage, 
qui n'a pas été rasé depuis longtemps et 
qui semble comme argenté, un nouveau 
sourire apparaît ; et dans ce sourire se 
confondent bizarrement l'amour, la tristesse 
et la fierté. 

Sur le morceau de carton qu'il tient, sont 
représentés en bleu deux jeunes hommes 
aux larges épaules ; ils sont assis côte à côte 
et ils sourient gaîment ; ils ont des cheveux 
bouclés, une grosse tête comme celle du 
vieux Cecco ; au-dessus des portraits, on a 
s imprimé en grandes lettres très lisibles : 
« Arturo et Enrico Cecco, deux nobles 
combattants de la classe ouvrière. Ils orga- 
nisèrent la grève de vingt-cinq mille ou- 
vriers de l'industrie textile, dont le gain 



LA CARTE POSTALE 187 

était de six dollars par semaine, et ils 
viennent d'être incarcérés. Vivent les cham- 
pions de la justice sociale ! » 

Le vieux Cecco ne sait pas lire et l'in- 
scription est écrite en langue étrangère ; 
mais il sait ce qu'elle signifie ; chaque mot 
lui est familier et crie, chante, comme une 
trompette de cuivre. 






Cette carte postale bleue avait causé au 
vieillard beaucoup d'inquiétudes et de tra- 
cas ; il l'avait reçue deux mois auparavant 
et, immédiatement, avec son instinct pater- 
nel, il avait senti que quelque chose allait 
mal : car on ne publie le portrait des 
pauvres gens que lorsqu'ils ont violé les lois. 

Cecco avait caché ce morceau de papier 
dans sa poche ; c'était comme une pierre 
posée sur son cœur et dont le poids aug- 
mentait chaque jour. Bien des fois, il vou- 
lut montrer sa carte au curé, mais une 
longue expérience de la vie l'avait con- 



188 contes d'italie 



vaincu que « si le prêtre dit la vérité à 
Dieu, il ne la dit jamais aux hommes ». 
La première personne à laquelle il de- 
manda la signification de la mystérieuse 
carte fut un peintre étranger, un jeune 
homme, grand et mince, aux cheveux roux, 
qui venait très souvent chez Gecco. 

— Signor, dit Cecco au peintre, qu'ont- 
ils fait, ces gens-là ? 

L'artiste jeta un coup d'œil sur les 
joyeuses physionomies des deux enfants du 
vieillard et il répondit : 

— Quelque chose de drôle, sans doute..- 

— Et qu'y a-t-il d'écrit en haut ? 

— C'est en anglais.' Les Anglais excep- 
tés, personne ne comprend leur langue, 
sinon Dieu et aussi ma femme, si elle dit 
la vérité en cette circonstance, car dans 
bien des cas elle ne la dit pas. 

Le peintre était bavard comme une pie : 
il était visible qu'il ne pouvait parler 
sérieusement de quoi que ce fût. Le vieil- 
lard le quitta avec un air morne ; le lende- 
main, il se rendit chez la femme de l'artiste, 



LA CARTE POSTALE 189 



une grosse signora. Il la trouva au jardin, 
vêtue d'une robe blanche, ample et trans- 
parente : elle était accablée par la chaleur ; 
couchée dans un hamac, elle levait des yeux 
irrités vers le ciel bleu. 

— Ces gens ont été mis en prison, dit- 
elle en mauvais italien. 

Les jambes du vieillard tremblèrent 
comme si l'île tout entière avait vacillé sous 
un choc ; il trouva pourtant la force de 
demander : 

— Ils ont tué ou volé ? 

— Oh ! non. Ce sont des socialistes, tout 
simplement. 

— Des socialistes, qu'est-ce que c'est? 

— C'est de la politique ! expliqua la 
signora, et elle ferma les yeux. 

Cecco savait que les étrangers sont des 
gens absurdes, plus bêtes que les Calabrais ; 
mais il avait envie de savoir la vérité au 
sujet de ses enfants et il attendit longtemps 
près de la signora, jusqu'à ce que celle-ci 
ouvrît enfin ses grands yeux indolents. Et 
alors il demanda, en désignant du doigt les 
deux visages : 



190 CONTES D'ITALIE 



— Est-ce honnête ? 

— Je ne sais pas, répondit-elle avec ennui 
Je t'ai dit que c'était de la politique, com- 
prends-tu ? 



* 
* * 



Toute la nuit, le vieux garda le portrait de 
ses enfants entre ses doigts ; à la lueur de la 
lune, la carte semblait noire et faisait naître 
des pensées encore plus sombres. Le matin, 



il résolut d'interroger le prêtre ; l'homme à 
la soutane noire lui répondit brièvement et 
avec sévérité : 

— Les socialistes, ce sont des gens qui 
nient la volonté de Dieu ; il te suffît de 
savoir cela. 

Et il ajouta d'un ton plus sévère encore, 
tandis que Cecco s'en allait : 

— Il est honteux de s'intéresser à des 
choses pareilles, à ton âge... 

« C'est heureux que je ne lui aie pas 
montré la carte ! » pensa le vieillard . 

Trois ou quatre jours après, il se rendit 



LA CARTE POSTALE 191 

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chez le coiffeur, un faraud, un étourdi, 
robuste comme un jeune âne, dont on disait 
qu'il aimait pour de l'argent de vieilles 
dames américaines qui viennent soi-disant 
jouir de la beauté de la mer et qui, en réa- 
lité, cherchent des aventures avec de pauvres 
gens. 

— Dieu ! s'exclama ce mauvais garçon 
après avoir lu l'inscription, et ses joues 
s'enflammèrent de joie. C'est Arturo et 
Enrico, mes camarades ! Ah ! je vous féli- 
cite de tout cœur, père Ettore, et je me 
félicite, moi aussi. Voilà que j'ai encore 
deux compatriotes célèbres de plus ! Com- 
ment n'en serait-on pas fier ! 

— Ne bavarde pas trop ! avertit le vieil- 
lard. 

Mais l'autre criait en gesticulant : 

— Ah ! que je suis content! 

— Qu'y a-t-il d'écrit sur eux ? 

— Je ne peux pas le lire, mais je suis 
sûr que c'est la vérité. Les pauvres garçons 
doivent être de grands héros pour qu'on ait 
enfin dit la vérité à leur sujet ! 



192 CONTES D* ITALIE 



— Tais-toi , je t'en prie ! répéta le vieillard, 
et il partit en faisant claquer furieusement 
ses sabots sur les pierres. 

Il se rendit chez un signor russe qui pas- 
sait pour un homme honnête et bon, s'as- 
sit près du lit de camp sur lequel celui-ci se 
mourait lentement, et demanda : 

— Que dit-on de ces gens-là? 

Fermant à demi ses yeux tristes et déco- 
lorés par la maladie, le Russe lut d'une 
voix faible l'inscription de la carte postale. 
Le vieillard l'interrompit : 

— Signor, vous le voyez, je suis très 
vieux et j'irai bientôt vers mon Dieu. Quand 
la Madone me demandera ce que j'ai fait 
de mes enfants, je devrai lui répondre en 
détail et sincèrement. Ce sont mes enfants 
qui sont sur cette carte, mais je ne com- 
prends pas ce qu'ils ont fait et pourquoi ils 
sont en prison . 

Alors, le Russe lui conseilla d'un ton 
très grave et très simple : 

— Vous direz à la Madone que vos 
enfants ont bien compris le principal ensei- 



LA CARTE POSTALE 193 

gnement de son Fils : ils aiment leur pro- 
chain d'un vivant amour. 

On ne peut dire de mensonges avec 
simplicité ; pour mentir, il faut des mots 
sonores et quantité d'enjolivements. Le 
vieillard crut le Russe et il serra avec force 
la frêle main qui ignorait le labeur. 

— Ainsi, la prison, ce n'est pas une 
honte pour eux ? 

— Non, dit le Russe. Vous le savez, on 
ne met les riches en prison que lorsqu'ils 
ont fait trop de mal et qu'ils n'ont pas su le 
dissimuler, tandis que les pauvres diables, 
eux, sont jetés au cachot dès qu'ils veulent 
faire un tant soit peu de bien. Vous êtes un 
heureux père. 

Et, de sa voix frêle, il raconta à Gecco 
ce que les gens honnêtes avaient projeté de 
faire de la vie : ils voulaient vaincre la 
misère et l'ignorance, et tous les abus et les 
infamies qui en résultent. 



13 



194 CONTES d'italie 



* 
* * 



Le soleil flambe au ciel comme une fleur 
de feu et sème la poussière dorée de ses 
rayons sur les grises masses des rochers ; 
dans chaque fissure de la pierre, quelque 
chose de vivant — herbes couleur d'éme- 
raude, fleurs bleues comme le ciel — se 
dresse avec avidité vers le soleil. Les étin- 
celles dorées de la lumière solaire éclatent 
et s'éteignent dans les grosses gouttes de 
rosée cristalline. 

Le vieillard regarde comme tout, autour 
de lui, aspire la lumière, absorbe cette force 
vivante, comme les oiseaux s'affairent et 
construisent des nids en chantant. Il pense 
à ses enfants, qui sont sur l'autre bord 
de l'Océan, détenus dans la prison d'une 
grande ville, ce qui est mauvais pour la 
santé, oui, très mauvais. 

Mais ils sont en prison, parce qu'ils sont 
honnêtes, comme leur père l'a été toute sa 
vie. 



LA CARTE POSTALE 19S 

Et le vieux visage bronzé s'illumine d'un 
sourire orgueilleux. 

— La terre est riche, les gens sont 
pauvres ; le soleil est bon et l'homme mau- 
vais, se dit le vieillard. J'ai pensé à cela toute 
ma vie et quoique je ne leur en aie pas parlé, 
ils m'ont compris. Six dollars par semaine, 
c'est quarante lires. Oh! oh! Mais ils ont 
trouvé que c'était trop peu, pour un homme 
qui veut bien vivre, et vingt-cinq mille de 
leurs camarades onl été d'accord. 

Il est sûr que ses pensées secrètes se sont 
développées et agrandies en ses enfants ; il 
en est très fier, mais il sait combien les gens 
ajoutent peu de foi aux histoires qu'ils 
inventent eux-mêmes tous les jours, et il se 
tait. 

Pourtant, le vieux cœur si vaste déborde 
parfois, en pensant à l'avenir des deux fils, 
et alors Gecco, redressant son dos voûté, 
bombant sa poitrine, rassemblant ses der- 
nières forces, crie d'une voix enrouée vers 
la mer, vers le lointain, dans la direction 
où sont ses enfants : 



196 CONTES d'italie 



— Va li o ! 

Et le soleil rit, s'élevant toujours plus 
haut, au-dessus de l'eau molle et épaisse 
de la mer ; dans les vignes, les gens 
répondent au vieillard : 

— O-oï-i. . . 



L'INVINCIBLE ENNEMI 



C'est le printemps; le soleil brille avec 
éclat ; aussi tout le monde est-il joyeux ; aux 
fenêtres des vieilles maisons de pierre, les 
vitres elles-mêmes étincellent gaiement. 

Dans la grand'rue de la petite ville, une 
foule en habits de fête bariolés s'écoule comme 
un torrent; la cité tout entière est là : 
ouvriers, soldats, bourgeois, prêtres, fonc- 
tionnaires, pêcheurs ; tous sont gagnés par 
l'ivresse printanière ; on parle haut, on rit 
beaucoup, on chante; et cette foule ne forme 
qu'un seul corps robuste, pénétré de la joie 
de vivre. 

Les parasols de toutes couleurs, les cha- 
peaux des femmes, les ballons rouges et 
bleus que tiennent les enfants ressemblent 



198 CONTES d'itàlie 



à des fleurs fantastiques. Et partout, sem- 
blables, eux aussi, à des fleurs ornant le somp- 
tueux manteau d'un roi de légende, res- 
plendissent parmi les rires et les cris, les 
enfants, ces délicieux maîtres du monde. 

Le feuillage vert pâle des arbres ne s'est 
pas encore épanoui ; enroulé en fastueux 
pelotons, il boit avidement les tièdes rayons 
du soleil. Au loin, le soleil joue et appelle 
les gens. 

Dans cette foule si vivante, on peut pour- 
tant distinguer un visage mélancolique. 
C'est celui d'un homme robuste et de haute 
taille qui donne le bras à une jeune femme. 
Il n'a sans doute pas dépassé la trentaine et 
cependant ses cheveux sont blancs. Il tient 
son chapeau à la main et sa tête ronde appa- 
raît tout argentée. Son visage maigre et 
respirant la vigueur est paisible, mais 
empreint d'une tristesse ineffable. Ses 
grands yeux noirs, voilés par les cils, ont 
ce regard propre à ceux qui ne peuvent 
oublier, qui n'oublieront jamais une douleur 
par eux subie. 



l'invincible ennemi 199 

— Observe ce couple, l'homme surtout, 
me dit mon compagnon. Il a vécu un de ces 
drames qui se jouent toujours plus fréquem- 
ment parmi les ouvriers de l'Italie septen- 
trionale. 

* * 

Et voici ce que mon ami me raconta : 

— Cet homme est un socialiste, le rédac- 
teur d'un petit journal prolétarien local. 
C'est un ouvrier peintre en bâtiments, 
une de ces natures pour qui la science 
devient une foi, et en qui la foi excite 
encore davantage la soif de savoir. C'est un 
anticlérical intelligent et acharné; vois de 
quels yeux terribles les prêtres noirs le 
suivent ! 

Il y a cinq ans, comme il faisait de la pro- 
pagande, il rencontra dans un des cercles 
qu'il avait formés, une jeune fille qui attira 
immédiatement son attention. Ici, les 
femmes ont trop appris à croire tacitement, 
avec une fermeté inébranlable. Pendant des 
siècles, les prêtres ont développé en elles 



200 contes d'italie 



celte faculté et ils ont obtenu ce qu'ils vou- 
laient. Quelqu'un a dit avec justesse que 
l'Église catholique est édifiée sur le sein des 
femmes. Le culte de la Madone n'est pas 
seulement d'une beauté païenne, c'est avant 
tout un culte ingénieux ; la Vierge est plus 
simple que Jésus ; elle est plus proche du 
cœur ; il n'y a pas de contradictions en elle : 
elle ne menace pas de l'enfer ; elle n'est 
qu'amour, aide, pardon. Il lui est facile de 
réduire le cœur des femmes en esclavage 
pour toute leur vie. 

Ainsi donc, il vit cette jeune fille qui 
savait parler et qui pouvait interroger ; mais 
toujours, dans les questions qu'elle lui posait, 
il sentait, à côté du naïf étonnement provo- 
qué parles idées du socialiste, une méfiance 
non dissimulée et souvent de la peur, voire de 
la répulsion. Le propagandiste était obligé de 
discourir souvent sur la religion, d'attaquer 
violemment le pape et les prêtres. Chaque 
fois qu'il développait ce thème, il lisait de la 
haine et du mépris dans les yeux de la jeune 
fille. Et quand elle le questionnait sur quelque 



l'invincible ennemi 201 

sujet que ce soit, elle prenait un ton hostile 
et sa douce voix se faisait mordante. Il était 
visible qu'elle connaissait la littérature catho- 
lique dirigée contre le socialisme et que les 
membres du petit groupe attachaient autant 
d'importance à ses paroles qu'à celles de son 
contradicteur. 

Ici, on traite la femme beaucoup plus 
simplement, plus brutalement qu'en Russie, 
et jusqu'à ces derniers temps, les Italiennes 
ont justifié cette manière d'agir. Ne s'in- 
téressant à rien, sauf au culte, elles étaient 
nécessairement étrangères aux progrès qu'ac- 
complissaient les hommes et n'en compre- 
naient pas l'importance. 

L'amour-propre du peintre était touché ; 
sa renommée de propagandiste habile souf- 
frait dans ses controverses avec cette jeune 
fille. Il se fâchait, s'excitait ; plusieurs fois, 
il parvint à la tourner en ridicule, mais elle 
lui rendit la pareille ; elle lui inspirait un 
respect involontaire et le poussait à se pré- 
parer avec un soin tout particulier pour les 
séances auxquelles elle assistait. 



202 contes d'italie 



En outre, il remarqua que chaque fois 
qu'il lui arrivait de parler du présent hon- 
teux, du joug qui accable l'homme d'aujour- 
d'hui et mutile les corps comme les âmes ; 
chaque fois qu'il dépeignait la vie dans les 
sociétés futures, la jeune fille devenait tout 
autre. Elle éprouvait la colère contenue 
d'une femme forte et intelligente, qui con- 
naît le fardeau des chaînes de l'existence ; 
elle avait l'avidité crédule de l'enfant qui 
écoute un conte de fée, une légende répon- 
dant à l'état de son âme merveilleusement 
complexe. 

Cette transformation faisait naître en 
l'homme le pressentiment de sa victoire sur 
un ennemi puissant, sur un ennemi qui pou- 
vait être un excellent camarade, un bon 
combattant pour la cause de l'avenir. 

Ce débat entre eux dura presque une an- 
née, sans leur donner l'envie de se rappro- 
cher et de discuter seul à seule. L'homme 
finit par faire les premières avances. 



l'invincible ennemi 203 

— Mademoiselle, vous êtes constamment 
en contradiction avec moi, dit-il; ne trouvez- 
vous pas que, dans l'intérêt de la cause, il 
vaudrait mieux que nous fissions plus ample 
connaissance ? 

Elle acquiesça volontiers et dès les pre- 
miers mots, leur antagonisme s'accentua : 
la jeune fille défendait avec fougue l'église, 
comme étant le seul lieu où l'être humain 
trouve le repos de l'âme, où, aux yeux de la 
bonne Madone, tous sont égaux et également 
dignes de pitié, quelle que soit leur position 
sociale. L'ouvrier répliquait que ce n'est 
pas le repos qu'il faut à l'humanité, mais le 
combat, que l'égalité civique est impossible 
sans l'égalité des biens matériels et que der- 
rière la Vierge se dissimulait un homme à 
qui le malheur et la bêtise humaine étaient 
profitables. 

Dès lors, ces disputes remplirent toute 
leur vie, chacune de leurs rencontres était 
la continuation d'une seule et même conver- 
sation passionnée et sans fin. 

Chaque jour, se manifestait davantage 
l'irréductibilité fatale de leurs convictions. 



204 contes d'itàlie 



Aux yeux du jeune homme, la vie était la 
lutte pour l'élargissement du savoir, la lutte 
pour arriver à la soumission des énergies 
mystérieuses de la volonté humaine ; tout 
le monde devait être également armé pour 
cette lutte à l'issue de laquelle nous attendent 
la liberté et le triomphe de la raison. Pour la 
jeune fille, la vie était le long et douloureux 
sacrifice de soi-même que l'homme faisait à 
Fi n connu, la soumission de la raison à ces 
lois, à cette volonté et à ces buts que le 
prêtre est seul à connaître. 

Consterné, il demandait : 

— Mais alors, pourquoi venez- vous à nos 
séances ? qu'attendez-vous du socialisme ? 

— Oui, je sais que je me contredis et que 
je commets un péché ! avouait-elle triste- 
ment. Mais il est si bon de vous entendre 
et de rêver à la possibilité du bonheur uni- 
versel. 

Elle n'était pas très belle, mais elle avait 
une petite figure intelligente et de grands 
yeux dont le regard pouvait être doux et 
courroucé, caressant et sévère. Ouvrière 



l'invincible ennemi 205 

dans une fabrique de soie, elle vivait avec sa 
vieille mère, son père amputé des deux 
jambes et une sœur cadette, élève de l'école 
professionnelle. Parfois, elle était gaie, d'une 
gaieté peu bruyante, mais pleine de charme. 
Elle aimait les musées et les vieilles églises ; 
elle était enthousiasmée par les tableaux, 
par la beauté des monuments, et elle répé- 
tait souvent en les admirant : 

— Qu'il est étrange de penser que ces 
merveilles étaient' auparavant cachées dans 
les maisons privées et qu'une seule per- 
sonne avait le droit d'en jouir! Le beau doit 
être vu par tous ; c'est alors seulement qu'il 
vit! 

Elle parlait souvent d'une manière aussi 
bizarre ; et il semblait toujours au peintre 
que ces paroles sortaient du cœur de la jeune 
fille par une fissure qu'il ne découvrait pas. 
Elles lui rappelaient le gémissement d'un 
blessé. Il sentait que la jeune ouvrière aimait 
la vie et les êtres humains d'un amour mater- 
nel, profond, plein d'angoisse et de compas- 
sion. Il attendait patiemment que sa foi se 



206 CONTES D ITALIE 



communiquât à l'âme de la jeune fille, que 
l'amour paisible se transformât en passion. Il 
lui semblait qu'elle l'écoutait avec une atten- 
tion croissante et que, de cœur, elle était 
déjà d'accord avec lui. Et il lui parlait toujours 
avec plus d'ardeur de la nécessité de lutter 
sans cesse et activement pour l'affranchis- 
sement de l'homme, du peuple, de l'huma- 
nité, chargée de chaînes antiques dont la 
rouille ronge les âmes, les assombrit et les 
empoisonne. 

Une fois, en l'accompagnant chez elle, il 
lui dit qu'il l'aimait, qu'il la voulait pour 
femme. Mais il fut effrayé de l'impression 
que ces paroles produisirent sur elle. Elle 
chancela, comme s'il l'eût frappée ; elle ou- 
vrit les yeux tout grands, pâlit et, s'ap- 
puyant contre un mur, les mains cachées 
derrière le dos, elle le regarda en face et lui 
dit avec une sorte de terreur : 

— J'ai deviné qu'il en était ainsi ; je le 
sentais presque, car il y a longtemps que je 



l'invincible ennemi 207 



vous aime aussi ; mais, mon Dieu, que 
va-t-il advenir? 

— Des jours de bonheur pour toi et pour 
moi, des jours de travail en commun ! s'é- 
cria-t-il. 

— Non, dit la jeune fille en baissant la 
tête, nous n'aurions pas dû parler d'amour. 

— Pourquoi? 

— Te marieras-tu à l'église? demandâ- 
t-elle tout bas. 

— Non. 

— Alors, adieu ! 

Et elle le quitta à la hâte. 

Il la rattrapa et voulut lui faire entendre 
raison. Elle écouta en silence, sans répli- 
quer ; puis elle lui dit : 

— Mon père, ma mère et moi, nous 
sommes tous croyants et nous mourrons dans 
la foi. Le mariage à la mairie, pour moi, 
n'est pas un mariage ; s'il naissait des enfants 
d'une union pareille, ils seraient malheu- 
reux, je le sais. Le mariage religieux seul 
sanctifie l'amour ; seul, il donne le bonheur 
et la paix. 



208 CONTES d'itàlïe 



Il comprit qu'elle ne céderait pas de sitôt ; 
lui, évidemment, ne pouvait pas céder non 
plus. Ils se séparèrent ; la jeune fille lui 
dit, en le quittant : 

— Ne nous torturons pas l'un l'autre ; ne 
cherche pas à me revoir... Ah, si tu t'en 
allais d'ici... Je ne peux le faire, moi, je suis 
trop pauvre ! 

— Je ne veux m'engager par aucune 
promesse, répondit-il. 

Et la lutte entre ces deux êtres forts com- 
mença : ils se revirent, naturellement, et 
même plus souvent qu'auparavant ; ils se 
revirent, parce qu'ils s'aimaient ; ils cher- 
chaient l'occasion de se voir, dans l'espoir 
que l'un d'eux ne saurait résister aux tor- 
tures d'un sentiment toujours plus violent et 
non satisfait. Leurs rencontres les laissaient 
pleins de désespoir et de douleur ; après 
chaque entrevue avec elle, il se sentait bri- 
sé et sans forces ; tout en larmes, elle allait 
se confesser; il le savait et il lui semblait que 
la muraille noire élevée par les hommes ton- 
surés devenait de jour en jour plus haute, plus 



l'invincible ennemi 209 

m*m————m————m——- i 11 ■ — — mm ^— ^— m» 

épaisse et plus indestructible et qu'elle le sé- 
parait à jamais de la jeune fille. 

Un jour de fête, comme il se promenait 
avec elle en dehors de la ville, dans la cam- 
pagne, il exprima tout haut une pensée qui 
le travaillait : 

— Il me semble parfois que je pourrais 
te tuer. 

Elle né répondit rien. 

— As-tu entendu ce que j'ai dit? 

Elle le regarda en face, d'un air affec- 
tueux, et répliqua : 

— Oui. 

Et il comprit qu'elle mourrait, mais 
qu'elle ne céderait pas. Avant ce « oui », il 
la prenait parfois dans ses bras et l'embras- 
sait; elle se défendait, mais sa résistance 
faiblissait ; déjà, il rêvait qu'un jour elle 
s'abandonnerait et que, ayant vaincu son 
être, il aurait son cœur. Mais, à dater de 
cette heure, il sentit que ce n'aurait pas été 
une victoire, mais un asservissement, et 
alors il cessa de la troubler ainsi. 

Elle lui déclara un jour : 

14 



210 CONTES D' ITALIE 

— Je comprends parfois que tout ce que 
tu dis est possible, mais je pense que c'est 
parce que je t'aime ! Je comprends, mais je 
ne crois pas, je ne peux pas croire ! Et quand 
tu t'en vas, tout ce qui est de toi s'en va 
avec toi ! 



Ce drame dura près de deux ans ; la jeune 
fille fut brisée ; elle tomba malade. Il lâcha 
son travail, cessa de s'occuper des affaires de 
son association, fit des dettes et évita de 
rencontrer ses camarades. Il rôdait autour 
de la demeure de l'aimée ou restait assis 
à son chevet ; il la regardait se consumer, 
devenir de jour en jour plus maigre, plus 
diaphane, tandis que le feu de la maladie 
flamboyait avec une force croissante dans 
les yeux de la pauvre fille. 

— Parle-moi de la vie, de l'avenir ! lui 
demandait-elle. 

Il parlait du présent, énumérant d'un ton 
cattf tout ce qui fait périr les hommes, 



l'invincible ennemi 211 

tout oe qu'il combattrait sans trêve ; tout ce 
qu'il fallait rejeter hors de la vie humaine, 
comme on rejette des guenilles sales. 

Elle écoutait et, quand ses souffrances de- 
venaient insupportables, elle l'arrêtait, en lui 
touchant la main et en le regardant avec des 
yeux suppliants. 

— Est-ce que je meurs ? lui demandâ- 
t-elle une fois, bien des jours après que le 
médecin eût dit au peintre qu'elle était con- 
damnée. 

Il ne répondit pas et baissa les yeux. 

— Je sais que je mourrai bientôt, dit- 
elle. Donne-moi la main. 

Quand il la lui tendit, elle y appliqua ses 
lèvres brûlantes et dit : 

— Pardonne-moi , je suis coupable envers 
toi ; je me suis trompée et je t'ai fait souf- 
frir. Je vois, maintenant que je suis près de 
mourir, que ma foi était seulement la peur 
de ce que je ne pouvais comprendre, mal- 
gré mes désirs et tes efforts. C'était de la 
peur, mais elle était dans mon sang ; je suis 
née avec elle. J'avais ma raison, — ou ta rai- 



212 contes d'itàlië 



son — -, mais un cœur étranger ; ta cause était 
la bonne, je l'ai compris, mais mon cœur ne 
pouvait se mettre d'accord avec toi... 
* Elle mourut quelques jours plus tard ; et 
les cheveux de cet homme devinrent blancs 
pendant qu'elle était à l'agonie ; oui, ses 
cheveux blanchirent et il n'avait que vingt- 
sept ans ! 

Il s'est marié, il y a peu de temps, avec 
la seule amie qu'avait la jeune fille, une de 
ses élèves. Ils s'en vont au cimetière ; ils y 
vont tous les dimanches porter des fleurs sur 
la tombe. 

Il ne croit pas à sa victoire ; il est per- 
suadé qu'en lui disant : « Ta cause était la 
bonne » la jeune fille a menti pour le con- 
soler. Sa femme est du même avis. Tous 
deux révèrent la mémoire de la défunte. Et 
cette douloureuse histoire de la ruine d'un 
être humain intelligent et bon rehausse leurs 
forces en leur inspirant le désir de le venger 
et donne au travail qu'ils font eii commun un 
caractère de beauté infatigable... 



l'invincible ennemi 213 






Sous le soleil s'écoule un torrent vivant 
de gens en habits de fête bariolés ; un bruit 
joyeux les accompagne. Les enfants crient 
et rient. Sans doute, ces gens ne sont pas 
tous heureux, plus d'un cœur est étreint 
par une sombre douleur, bien des esprits 
tourmentés par des contradictions. Mais 
nous allons tous vers la liberté, et cela est 
de nature à nous consoler ! 

Et plus nous serons d'accord, plus nous 
irons vite ! 



RÊVE DE BONHEUK 



Dans le ciel bleu sombre de midi, le 
soleil fond, inondant la terre et l'eau de ses 
brûlants rayons multicolores. La mer som- 
meille et dégage un brouillard opalin ; l'eau 
bleuâtre étincelle, pareille à de l'acier; la 
forte odeur du sel marin se répand avec 
violence sur la rive déserte. 

Les vagues tintent, en rejaillissant pares- 
seusement sur les tas de pierres grises ; 
elles roulent par-dessus leurs arêtes et bruis- 
sent sur les petits cailloux; la crête des va- 
gues n'est pas bien haute; transparente 
comme du verre, elle n'a point d'écume. 

La montagne est enveloppée, grâce à la 
chaleur torride, d'une fine vapeur violacée ; 
les feuilles pâles des oliviers ressemblent 



RÊVE DE BONHEUR 215 

à du vieil argent; sur les terrasses des jar- 
dins, qui revêtent la montagne, parmi le 
sombre velours du feuillage, resplendit l'or 
des citrons et des oranges ; les fleurs pour- 
pres des grenadiers ont un sourire éclatant, 
et partout il y a des fleurs, beaucoup de 
fleurs... 

Le soleil aime cette terre... 






Deux pêcheurs sont assis, côte à côte, 
sur les galets. L'un est un vieillard au 
visage mafflu ; son menton, ses lèvres et ses 
joues sont recouverts de poils gris; son nez 
est rouge, ses mains bronzées par le hâle et 
ses yeux disparaissent entre des boursou- 
flures de chair. Il a lancé très loin dans la 
mer une ligne flexible; ses jambes velues 
pendent dans Teau verdâtre; la vague les 
atteint en bondissant et des gouttes lourdes 
et lumineuses s'en détachent et retombent 
dans la mer. 

Derrière le vieillard, un jeune homme 



216 comtes d'italie 



aux yeux noirs, au teint basané, au corpâ 
souple et bien proportionné, se tient accou- 
dé à un rocher. Il est coiffé d'un bonnet 
rouge, son torse bombé est recouvert d'un 
tricot blanc ; son pantalon bleu est retrous- 
sé jusqu'aux genoux. De sa main droite f 
il se tiraille la moustache et il regarde pensi- 
vement au loin, là où se balancent les ba- 
teaux des pêcheurs; beaucoup plus loin 
encore, on aperçoit une voile blanche im- 
mobile qui se dissout dans la chaleur torride, 
comme un nuage. 

— Elle est riche, cette signora? demande 
le vieux d'une voix enrouée, en soulevant 
légèrement son engin. 

Le jeune homme répond à mi-voix : 

— Je crois que oui ! Elle a une broche 
avec une grosse pierre bleue comme la mer, 
des boucles d'oreilles, beaucoup de bagues 
et une montre... Je pense que c'est une 
Américaine... 

— Et elle est jolie ? 

— Oh ! oui. Elle est très maigre, c'est 
vrai, mais elle a des yeux qui ressemblent 



RÊVE DE BONHEUR 217 

à. des fleurs, et puis, tu sais, une petite 
bouche, un peu entr'ou verte... . 

— C'est la bouche d'une femme honnête, 
qui n'aime qu'une fois dans sa vie. 

— C'est ce qui m'a semblé aussi. 

Le vieux retira sa ligne de l'eau, examina 
en clignant de l'œil l'hameçon nu, et grom- 
mela avec un petit rire : 

— Le poisson n'est pas plus bête que 
nous, certes... 

— Qui est-ce qui pêche au milieu du 
jour? demanda le jeune homme, en s'ac- 
croupissant sur le sol. 

— Moi, répondit l'autre, en remettant une 
amorce. 

Puis, lançant son engin très loin dans la 
mer, il reprit : 

— Et vous vous êtes promenés en bateau 
toute la nuit, dis-tu? 

— Le jour se levait déjà quand nous 
avons débarqué, répondit le jeune homme, 
et il poussa un profond soupir. 

— Vingt lires ? 

— Oui. 



218 CONTES d'italie 



— Elle aurait pu donner davantage.. . 

— Elle aurait pu donner beaucoup... 

— Et de quoi avez- vous parlé? 

Le jeune homme baissa la tête, attristé 
k et dépité : 

— Elle ne sait qu'une dizaine de mots 
d'italien et c'est à peine si nous avons échan- 
gé quelques phrases... 

— Le véritable amour frappe le cœur 
comme un éclair et il est muet comme 
un éclair aussi, le sais-tu ? fit le vieillard en 
se tournant, et il découvrit ses dents 
blanches en un large sourire. 

Ramassant une grosse pierre, le jeune 
homme allait la lancer dans la mer ; il ten- 
dait déjà le bras, mais il la jeta en arrière, 
par-dessus son épaule, et dit : 

— Parfois, on ne comprend pas pourquoi 
les gens parlent des langues différentes... 

— On dit que le temps viendra où ce ne 
sera plus ! déclara le vieux après un instant 
de silence. 

Sur la nappe céruléenne de la mer, dans 
la vapeur laiteuse du lointain, un blanc na- 



RÊVE DE BONHEUR 219 

vire glisse sans bruit, pareil à l'ombre d'un 
nuage. 

— Pour la Sicile ! annonce le vieux en 
le désignant d'un hochement de tête. 

Il tira de sa poche un long cigare noir 
et tortu qu'il partagea en deux, et tout en 
offrant par-dessus l'épaule une moitié au 
jeune homme, il reprit : 

— A quoi pensais-lu, pendant que tu 
étais avec elle ? 

— L'homme pense toujours au bon- 
heur... 

— C'est pourquoi il est toujours bête, 
expliqua tranquillement le vieillard. 

Les deux pêcheurs allumèrent leur cigare. 
Les volutes bleuâtres de la fumée s'élevèrent 
au-dessus des pierres, dans l'air calme, im- 
prégné de la plantureuse odeur de la terre 
fertile et de l'eau caressante. 

— Je lui ai chanté des chansons et elle 
a souri. 

— Ah! 

— Mais, tu le sais, je chante mal. 

— C'est vrai. 



220 CONTES d'italie 



— Ensuite, j'ai posé les rames et je l'ai 
regardée. 

— Hé, hé! 

— Je l'ai regardée en pensant : « Moi, 
je suis jeune et fort, et toi, tu t'ennuies ; 
aime-moi et fais-moi vivre d'une bonne 
vie!... » 

— Elle s'ennuie ? 

— Est-ce qu'on va dans un pays étranger, 
lorsqu'on n'est pas pauvre et qu'on ne s'en* 
nuie pas ? 

— Bravo ! 

— ... « Je te le promets par le nom de 
la Vierge Marie, pensais-je, et tout le monde 
sera heureux autour de nous... » 

— Voyez- vous ça! s'écria le vieillard. 
Il rejeta sa grosse tête en arrière et se mit 

à rire d'un rire profond. 

— ... « Je te serai toujours fidèle... » 

— Hum! 

— ... « Ou bien, pensais-je, vivons 
quelque temps ensemble, je t'aimerai tant 
que lu voudras, et ensuite, tu me donneras 
de quoi acheter une barque, des filets, un 



RÊVE DE BONHEUR 221 

lopin de terre ; je reviendrai dans mon cher 
pays et je garderai un bon souvenir de toi, 
toute ma vie, toujours... » 

— Ce ne serait pas bête... 

— Puis, vers le matin, je me disais : 
« Non, il ne me faut rien de tout cela ; 
je n'ai pas beaucoup d'argent, c'est vrai, 
mais c'est de toi seule que je voudrais, ne 
serait-ce que pour une nuit. . . » 

— Comme ça, c'était plus simple... 

— ...« Pour une seule nuit !... » 

— Eccûj dit le vieux. 

— Il me semble qu'un petit bonheur est 
toujours plus honnête, oncle Pierre... 

Le vieillard garda le silence, serrant ses 
lèvres charnues et rasées, les yeux obstiné- 
ment fixés sur l'eau verte. Le jeune homme 
se mit à chantonner tristement à mi- 
Voix : 

— « Oh, sole mio... » 

— Oui, oui, dit soudain le vieux, en ho- 
chant la tête ; un petit bonheur est plus hon- 
nête, mais un grand bonheur vaut mieux... 



222 contes d'Italie 



Les pauvres gens sont plus beaux et les 
riches sont plus forts... Et tout va comme 
ça... tout ! 






Les vagues bruissent et clapotent. Les 
bleues volutes de fumée planent sur la tête 
des deux hommes comme des auréoles. 
Le jeune pêcheur se lève et chantonne t 
tout en gardant son cigare au coin de la 
bouche. Il appuie son épaule au flanc d'un 
rocher gris, les bras croisés sur la poitrine ; 
il regarde le lointain de ses grands yeux 
rêveurs. 

Le vieux reste immobile ; il a haussé la 
tête et semble sommeiller. 

Sur les montagnes, les ombres violettes 
s'épaississent et deviennent plus caressantes. 

Et le jeune homme chante : 

O, mon soleil! 
Encore plus beau, 
Plus beau que toi, 
Un soleil est né !.. . 



I 



RÊVE DE BONHEUR 223 

Encore plus beau que toi ! 

O, soleil, soleil, 

Rayonne sur ma poitrine ... ! 

Les vagues vertes et joyeuses clapotent. 



VEILLES DE FÊTES 



Il est bientôt minuit. 

Au-dessus de la petite place de Capri, 
dans le ciel, flottent des nuages bas ; les 
contours lumineux des étoiles apparaissent ; 
le bleu Sirius flamboie puis s'éteint ; par la 
porte de l'église, se répand le chant grave et 
plein de l'orgue, et la course des nuages, le 
tremblotement des étoiles, le mouvement 
des ombres sur les murailles des édifices et 
les dalles de la place, composent aussi 
comme une douce musique. 

Selon ce rythme majestueux, la place tout 
entière, qui ressemble étrangement à un 
décor d'opéra, vacille et paraît tantôt 
étroite et sombre, tantôt vaste et d'une clarté 
transparente. 



VEILLES DE FÊTES 225 



Au-dessus du Monte Solario s'étend la 
merveilleuse constellation d'Orion : la cime 
du mont est somptueusement couronnée de 
blancs nuages, tandis que le flanc, abrupt 
comme une muraille, est tout entrecoupé de 
fissures ; on dirait un visage ancien et 
sombre, accablé par une méditation sur le 
monde et l'humanité. 

Là-haut, à six cents mètres d'altitude, se 
trouvent un petit couvent abandonné et un 
cimetière minuscule, dont les tombes peu 
nombreuses ressemblent à des parterres de 
fleurs. Ce sont les sépulcres des moines du 
couvent. 

Sur la place, les enfants jouent bruyam- 
ment à lancer des pétards ; les serpents de 
feu bondissent avec fracas sur les pierres 
en crachant de rouges étincelles ; parfois 
une main hardie jette en l'air, très haut, un 
pétard allumé qui siffle et voltige, pareil à 
une chauve-souris effrayée ; de petites sil- 
houettes agiles s'enfuient de tous côtés avec 
des rires et des cris ; une explosion sonore 
se fait entendre et éclaire pendant une 



226 CONTES D ITALIE 



seconde les bambins réfugiés dans les 
recoins. 

Les détonations retentissent presque sans 
discontinuer, couvrant le bruit des rires, les 
exclamations d'épouvante et le claquement 
sec des sabots sur la lave sonore; des 
ombres frémissent en prenant leur essor ; 
des reflets rougeâtres illuminent les nuages, 
et les vieux murs des maisons semblent 
sourire : ils se rappellent l'enfance des vieil- 
lards, et ils ont assisté plus d'une centaine 
de fois à ce divertissement bruyant et 
quelque peu dangereux auquel les enfants 
se livrent, la veille de Noël. 

Entre deux explosions, on entend de nou- 
veau le grondement grave et solennel de 
l'orgue ; la mer répond d'en bas, par les 
coups sourds qu'elle assène aux rochers 
de la rive et par le bruissement continuel 
des flots. 

Le golfe ressemble à une coupe pleine de 
vin noir et écumeux, au bord de laquelle 
scintillent, comme un collier d'or et de 
pierres précieuses, les feux des villes. 



VEILLES DE FÊTES 227 

■ ■ i - 1 1 ■ ■ i m . . i i ■■ 

Au-dessus de Naples, s'étend un halo cou- 
leur d'opale, qui se balance comme l'aurore 
boréale ; par dizaines, les fusées explosent ; 
des bouquets s'épanouissent en feux écla- 
tants et s'éteignent, après s'être arrêtés un 
instant dans le nuage tremblant; puis un 
grondement sourd retentit. 

Tout le long de l'hémicycle du golfe, une 
merveilleuse conversation s'engage et con- 
tinue entre les feux : le phare du fort de 
Naples brille avec une froide blancheur ; 
l'œil rouge du Cap Misène étincelle ; les 
feux de l'île de Procida et ceux qui sont 
aux pieds d'Ischia ressemblent à d'énormes 
brillants fixés sur le souple velours des té- 
nèbres. 

Le golfe est parcouru par un troupeau de 
blanches vagues ; à travers leur clapotis 
chantant arrivent du lointain les soupirs 
adoucis des fusées qui éclatent ; l'orgue 
continue à gronder et les enfants à rire, mais 
soudain la cloche de l'horloge de la tour 
frappe vingt-quatre coups. 



228 contes d'italie 



* 



La messe est dite ; en un flot bigarré, la 
foule sort de l'église et se répand sur les 
larges marches de l'escalier, et les rouges 
serpents s'élancent au-devant d'elle en se 
tordant. Les femmes poussent des exclama- 
tions craintives, les gamins rient et sont 
heureux; c'est leur fête et personne n'ose- 
rait leur interdire de jouer. 

Les zamponiari, des montagnards, des 
pâtres des Abruzzes, vêtus de courts man- 
teaux bleus et coiffés de grands chapeaux, 
arrivent à la hâte. Les jambes bien dessinées 
sont recouvertes de bas de laine blanche 
sur lesquelles s'entrecroisent des lanières 
noires ; deux d'entre eux ont des cornemuses 
sous leur manteau et quatre autres tiennent 
en main des cors en bois d'un timbre très 
aigu. 

Ces gens viennent une fois par an passer 
un mois dans l'île. Chaque jour, ils célèbrent 
le Christ et la Madone par leur musique 
étrange et belle. 






VEILLES DE FÊTES 229 

Il est curieux de les voir au point du jour ; 
le chapeau jeté à terre, ils se tiennent 
devant la statue de la Madone ; ils regardent 
le bon visage de la Vierge d'un air inspiré 
-et jouent en son honneur une mélodie 
indiciblement émouvante, qui fut un jour 
très justement qualifiée de « sensation phy- 
sique de Dieu ». 

Maintenant, les pâtres s'acheminent vers 
la crèche de l'Enfant Jésus, qui se trouve 
dans la maison de Paolini le vieux charpen- 
tier et qu'il faut transporter à l'église Sainte- 
Thérèse. 

Les enfants s'élancent à leur poursuite ; 
la rue étroite engloutit les sombres sil- 
houettes et, pendant quelques instants, la 
place est presque déserte ; il ne reste plus 
qu'un groupe compact qui attend la proces- 
sion sur l'escalier, près de l'église, tandis 
que les ombres des nuages glissent silen- 
cieusement sur les murailles des édifices et 
sur la tête des gens qu'ils semblent caresser. 



230 contes d'italie 






La mer soupire. Dans les ténèbres, au- 
dessus de l'isthme, une pépinière se des- 
sine, tel un immense vase sur un mince 
piédestal. Sirius luit avec un éclat aveu- 
glant; les nuages sont descendus du Monte 
Solario; Ton voit nettement le petit cou- 
vent abandonné sur la crête de la montagne, 
et, derrière lui, un arbre solitaire qui semble 
monter la garde. 

Le chant des pâtres se répand sous les 
arches des rues en ondes lumineuses et 
joyeuses ; avec leur nez crochu et leurs 
manteaux, les musiciens ressemblent à de 
grands oiseaux ; ils ont enlevé leur chapeau 
et ils marchent en jouant, entourés d'une 
foule d'enfants qui tiennent des lanternes 
accrochées à de longues hampes ; des 
dizaines de feux se balancent en l'air et 
éclairent la petite silhouette ronde du vieux 
Paolino, sa barbe d'argent, la crèche qu'il 
tient, et dans la crèche pleine de fleurs, le 



VEILLES DE FÊTES 231 



eorps rosé de l'Enfant Jésus, élevant avec 
un sourire ses petites mains bénissantes. 

Le vieillard contemple cette poupée de 
terre cuite avec autant d'attendrissement que 
si, pour lui, elle était vivante, et promet- 
tait d'établir, dès le lever du soleil, « la paix 
sur la terre et la bonne volonté parmi les 
hommes ». 

De tous côtés, des têtes blanches se dé- 
couvrent, des visages sévères s'inclinent 
devant la crèche ; partout brillent des yeux 
caressants. Des feux de Bengale sont allu- 
més, tout ce qui était sombre a disparu de 
la place, comme si l'aurore était brusque- 
ment survenue. Les enfants chantent, crient 
et rient ; de bons sourires éclairent le visage 
des grandes personnes; il semble qu'elles 
aussi aimeraient à sauter et à faire du tapage, 
si elles ne craignaient pas de perdre aux yeux 
des bambins leur prestige de gens sérieux. 

Gomme des papillons d'or, les flammes 
jaunes des chandelles palpitent au-dessus 
des têtes; plus haut, dans le ciel bleu fon- 
cé, les étoiles étincellent de mille couleurs. 



232 CONTES D ITALIE 



D'une autre rue arrive encore une proces- 
sion ; ce sont des fillettes qui portent la 
statue de la Madone, au milieu des musi- 
ciens, des feux, des cris de joie et des rires 
d'enfants. 

On mène l'Enfant Jésus dans une antique 
petite église, où Ton ne célèbre plus le 
culte, tant elle est vieille ; toute Tannée, elle 
reste déserte, mais, aujourd'hui, ses vétustés 
murailles sont ornées de fleurs, de branches 
de palmier, de citrons et de mandarines, 
et une reproduction de la Nativité la rem- 
plit tout entière. 

Avec de gros blocs de liège, on a édifié 
les montagnes, les grottes, Bethléem et les 
fantastiques châteaux au sommet des monts ; 
un chemin serpente sur les flancs des mon- 
ticules, dans les clairières paissent des 
troupeaux de moutons et de chèvres, des 
cascades scintillent ; des groupes de bergers 
lèvent les yeux au ciel où resplendit un astre 
d'or ; des anges volent et désignent d'une 
main l'étoile conductrice, et de l'autre la 
caverne où se sont réfugiés Marie, Joseph 



VEILLES PE FÊTES 233 

et l'Enfant Jésus-. Une riche et rutilante 
caravane de rois et de mages est en marche ; 
au-dessus d'elle, suspendus à des fils d'ar- 
gent, se balancent des anges qui tiennent 
des roses et des palmes. Mages aux longues 
barbes montés sur des chameaux, vêtus de 
soieries aux vives couleurs, rois aux che- 
veux blonds en habits de brocart, Numi- 
diens aux têtes bouclées, Arabes, Hébreux, 
figurines de terre cuite en costume fantas- 
tique, des centaines de personnages com- 
posent ce tableau. 

Autour de la crèche, des Arabes en bur- 
nous blancs ont déjà eu le temps d'ouvrir 
boutique et de vendre des armes, de la soie, 
des pâtisseries ; des hommes de nation indéfi- 
nie font commerce de vin ; des femmes vont 
puiser de l'eau à la source, la cruche sur 
l'épaule ; un paysan mène un âne chargé de 
bois mort ; une foule de gens agenouillés 
entoure l'Enfant Divin et partout s'ébattent 
des bambins. 

L'ensemble est composé, colorié et dispo- 
sé avec tant d'adresse et d'art qu'il semble 
que tout vive et s'agite. 



234 CONTES d'italie 






Dans la nuit sans lune du Samedi Saint, 
par les étroites rues du faubourg de la ville, 
une femme vêtue d'un manteau noir marche 
lentement ; son visage est dissimulé par un 
capuchon ; les nombreux plis de son ample 
vêtement la font paraître énorme; elle 
marche en silence et semble être la muette 
incarnation d'une inconsolable douleur. 

Elle est suivie d'un groupe si compact 
qu'il paraît ne former qu'un seul corps ; ce 
sont des musiciens qui vont aussi lente- 
ment qu'elle ; les trompettes de cuivre sont 
tendues en avant avec angoisse ; elles s'é- 
lèvent d'un air suppliant vers le ciel sombre 
et mugissent, et soupirent. Les clarinettes 
chantent en nasillant comme des moines qui 
n'auraient pas assez dormi, et le basson 
souffle, tel un vent irrité ; le cornet à piston 
se plaint avec un son vindicatif, les cors 
de chasse l'imitent avec désespoir, et un 
baryton prie tristement; une grosse caisse 



VEILLES DE FÊTES 235 

pousse de sourds gémissements en marquant 
la mesure de cette marche lugubre ; et le 
piétinement des centaines de gens sur les 
dalles se mêle au battement rapide du petit 
tambour. 

Le cuivre des ceintures brille d'un éclat 
jaune, terne et mort ; les instruments de 
bois se dressent comme des trompes; la 
troupe des musiciens est pareille à la 
tête d'un immense serpent noir, dont le 
corps se traînerait, pesant et sombre, entré 
les grises murailles, parmi les rues étroites. 

Noire et muette, comme enchaînée par 
une invincible tristesse, la femme au man- 
teau noir cherche on ne sait quoi dans les 
ténèbres ; elle entraîne l'imagination au 
fond des obscures croyances antiques, oh 
dirait Isis appelant son frère-époux coupé 
en morceaux par le mauvais Typhon ; il 
semble qu'un noir rayonnement se dégage 
de son incompréhensible personne et enve- 
loppe toute l'ambiance dans les. angois- 
santes ténèbres du passé lointain ressuscité 
cette nuit. 



236 CONTES D ITALIE 



La lugubre musique frappe, en éveillant 
mille échos, les fenêtres des maisons ; les 
vitres tremblent ; les gens parlent à mi-voix ; 
mais tous les bruits sont couverts par le 
sourd piétinement de milliers de pieds sur 
les dalles de la chaussée. Les pierres sont 
solides sous les pas et pourtant le sol semble 
mouvant ; on est à l'étroit ; une violente 
odeur humaine se répand, et involontaire- 
ment, on regarde en l'air, où les étoiles 
brillent sans éclat dans un ciel nuageux. 

Mais voici qu'au loin, sur une haute mu- 
raille, sur les noirs rectangles des fenêtres, 
le reflet d'une clarté rouge s'est montré ; 
il a flamboyé et disparu pour renaître de 
nouveau, et un chuchotement étouffé a passé 
dans la foule, comme un souffle printanier 
dans la forêt. 

— Ils viennent... ils viennent... 

Au loin, un autre bruit est né qui va crois- 
sant. La femme au manteau noir accélère 
sa marche, et la foule la suit avec plus 
d'animation ; la musique elle-même a perdu 
la mesure pendant quelques instants: les 



veilles de fêtes 237 

instruments détonnent et s'embrouillent, 
et la flûte trop pressée a eu un sifflement 
aigu, très drôle, qui a fait naître des rires 
assourdis. 

Aussitôt, avec une rapidité fantastique et 
inattendue, une éclaircie se fit dans la foule 
et à la clarté des torches et des feux de Ben- 
gale apparurent deux personnages; l'un était 
vêtu de longs habits blancs : c'était la figure 
blonde et bien connue du Christ ; l'autre t 
en tunique bleue, était Jean, le disciple favo- 
ri du Maître ; ils étaient entourés de com- 
parses obscurs qui portaient des flambeaux ; 
sur leurs visages de Méridionaux se dessi- 
nait le sourire de l'immense joie qu'ils 
avaient eux-mêmes appelée à la vie et 
dont ils étaient fiers. 

Le Christ était joyeux, lui aussi ; d'une 
main il tenait l'instrument de son supplice, 
tout orné de fleurs, de l'autre il gesticulait 
avec ardeur ; il disait quelque chose ; Jean 
riait, sa tête bouclée rejetée en arrière, 
jeune, imberbe et beau, tel Dionysos. 

La foule se répandit sur la place en un 



238 contes d'italie 



torrent d'huile ; du coup il se forma un 
cercle, et la femme sombre sembla soudain 
* flotter vers le Christ ; quand elle fut près de 
lui, elle s'arrêta, et rejeta en arrière le ca- 
puchon qui lui couvrait la tête; son man- 
teau tomba à ses pieds comme un nuage. 

Alors, dans la clarté trépidante et fière des 
feux, la tête rayonnante de la Madone appa- 
rut et se mit à étinceler de l'or de ses beaux 
cheveux ; de blanches colombes s'envolèrent 
de dessous le manteau de la femme ou des 
mains de ses plus proches voisins. Pendant 
un instant, il sembla que cette femme, en 
robe argentée et rutilante, le Christ orné de 
fleurs, et Jean en tunique bleue, s'envo- 
laient vers le ciel, dans la vivante palpita- 
tion des blanches ailes pareilles à un chœur 
de chérubins. 

— 0, id, Ma o a, o ia/ 

La foule se mit à tonner par mille poi- 
trines, et le monde se transforma : aux 
fenêtres, partout, des feux s'allumèrent; des 
mains brandirent des torches, partout vole- 
taient des étincelles dorées ; le vert, le pour- 



VEILLES DE FÊTES 239 

à ii mm i i i ■ i i — — i ■ — — — — — 

pre, le violet flamboyaient ; les pigeons vol- 
tigeaient au-dessus des têtes ; tous les 
visages étaient levés vers le ciel, et Ton 
criait avec joie : 

— Gloire, gloire à la Madone ! 

Les murailles des maisons vacillaient dans 
les reflets des flammes ; à toutes les embra- 
sures apparaissaient des têtes de femmes, 
d'enfants, de jeunes filles ; les taches écla- 
tantes des vêtements de fête s'épanouissaient, 
telles d'immenses fleurs. La Madone recou- 
verte d'argent semblait flamber et fondre, 
debout entre Jésus et Jean. Elle avait un grand 
visage rose et blanc, des yeux immenses ; 
ses cheveux blonds, frisottés, formaient cou- 
ronne au sommet de sa tête et retombaient 
en épaisses cascades sur ses épaules. Le 
Christ riaitd'un rire jovial et sonore, comme 
il convient à un ressuscité, tandis que la 
Vierge aux yeux bleus souriait en secouant 
la tête et que Jean, disciple espiègle, s'em- 
parait d'une torche qu'il agitait. 

Tous trois riaient de ce rire irrésistible qui 
n'est possible que sous le soleil du Midi et 
les assistants partageaient leur gaieté. 



240 CONTES D 'ITALIE 



...Les vieilles femmes prient; elles con- 
templent cette trinité belle comme un rêve ; 
elles savent que le Christ est un charpentier 
de la rue Pisacana, Jean — un horloger et 
la Vierge — Anita Brazalia, la brodeuse 
d'or, elles le savent fort bien, et pourtant 
elles murmurent de leurs lèvres flétries de 
belles paroles de gratitude à la Madone 
pour la remercier de toutes choses... et 
principalement d'exister. 

Ailleurs, on chante avec solennité et on 
se remémore involontairement une vieille 
chanson familière : 

« Nous célébrons la mort par la morti- 
fication ! » 



* * 



Le jour se lève ; dans les églises, les cloches 
sonnent joyeusement, annonçant la résur- 
rection du Christ, le Dieu, du printemps; 
sur la place, les musiciens se sont rassemblés 
en un groupe compact; la musique retentit, 
et nombre de gens, marchant en cadence, se 



VEILLES DE FÊTES 241 

rendent dans les églises ; là aussi, les orgues 
jouent des hymnes glorieuses, une quantité 
d'oiseaux volent sous la coupole ; les fidèles 
les ont apportés afin de les lâcher à l'instant 
où les voix profondes de l'orgue commen- 
ceront à célébrer la gloire du Dieu ressus- 
cité. 

C'est une belle coutume que de faire par- 
ticiper les oiseaux, les plus purs des êtres 
vivants, à la plus belle fête des hommes. Le 
cœur chante une chanson étonnamment mer- 
veilleuse au moment où des centaines d'oi- 
selets de toutes couleurs voltigent par l'é- 
glise en gazouillant, et vont se poser sur les 
corniches et les statues. 

La place devient déserte ; les trois sil- 
houettes claires s'en vont en se prenant par 
le bras et en chantant à l'unisson ; les mu- 
siciens les suivent et la foule les imite ; 
les enfants se mettent à courir; dans le 
rayonnement des feux écarlates, ils sont 
comme des grains de corail éparpillés; les 
colombes se sont déjà envolées sur les toits, 
sur les corniches, où elles roucoulent. 

16 



242 CONTES d'italie 



Et l'on se remémore le beau chant : 
Christ est ressuscité ! 

Nous aussi, nous ressusciterons d'entre 
les morts; réparant la mort par la mort. 



LA CONVERSION 



A la porte de la blanche buvette qu'om- 
brage une vieille vigne dont les branches 
tortes sont entrelacées de liserons et de 
petites roses, Vincenzo, le peintre décora- 
teur, et Giovanni, le serrurier, sont assis, 
devant une carafe de vin. Le peintre est 
petit, osseux, noiraud, le sourire doux et 
pensif du rêveur éclaire ses yeux sombres 
et donne une. expression naïve à son visage, 
en dépit de la lèvre supérieure et des joues, 
rasées de si près qu'elles en sont bleues. Il a 
une bouche bien dessinée, petite comme 
celle d'une jeune fille, et de longs poignets ; 
entre ses doigts agiles, il tourne une rose 
dorée et il ferme les yeux en portant la fleur 
à ses lèvres charnues. 



244 CONTES D ITALIE 



— Peut-être, je n'en sais rien, peut-être! 
dit-il à mi-voix, en secouant les boucles 
qui cachent son haut front. 

— Plus on va dans le Nord et plus les gens 
sont obstinés ! affirme Giovanni, homme 
robuste et trapu, aux cheveux noirs et fri- 
sés encadrant un visage couleur de cuivre 
rouge où luisent de grands yeux débonnaires, 
comme ceux d'un bœuf. A sa main gauche, 
l'index manque. Il parle aussi lentement qu'il 
meut ses mains imprégnées d'huile et de 
limaille. Le verre en main, il continue de sa 
voix de basse : 

— Milan, Turin, voilà d'excellents ateliers 
où se forment les hommes nouveaux, où se 
développent les cerveaux neufs ! Avant peu , 
la terre deviendra honnête et intelligente. 

— Oui! dit le petit peintre. Il lève son 
verre, qui capte un rayon de soleil et fre- 
donne : 

Oh ! que la terre était tiède 

Au matin de nos jours, 

Mais nous avons atteint l'âge viril, 

Et à présent il fait froid ! 



LA CONVERSION 245 



— Plus on remonte au Nord, meilleur est 
le travail. Les Français déjà ne vivent pas 
aussi paresseusement que nous; après eux, 
il y a les Allemands, et enfin les Russes ; 
oh ! en voilà des gaillards ! 

— Pour sûr ! 

— Privés de tous droits, menacés à chaque 
instant de perdre leur liberté ou la vie, ils 
ont néanmoins accompli une œuvre gran- 
diose ; car c'est grâce à eux que l'Orient 
tout entier s'est réveillé à la vie ! 

— C'est un pays de héros ! déclare le 
peintre en penchant la tête. J'aimerais vivre 
chez eux... 

— Toi ! s'exclame le serrurier en se frap- 
pant le genou du plat de la main ; mais, au 
bout de huit jours, tu ne serais plus qu'un 
petit morceau de glace. 

Et tous deux ont un bon rire. 






Autour d'eux, s'épanouissent des fleurs 
bleu et or ; les rayons solaires flottent dans 



246 contes d'italte 



l'air, comme des rubans ; dans la carafe 
miroitante, dans les gobelets, le vin d'Ah- 
mandino flamboie ; du lointain arrive le 
bruissement soyeux de la mer. 

— Écoute, mon bon Vihcenzo, dit le ser- 
rurier, toi qui sais faire des poésies, veux-tu 
chanter en vers comment je suis devenu 
socialiste ?..• Mais te l'ai-je raconté? 

— Non, répond le peintre en remplissant 
les verres, tu ne m'en as jamais parlé. Cette 
peau-là te va si bien, que j'ai toujours pensé 
que tu étais né dedans. 

— Je suis né bête et nu, comme toi, 
comme tout le monde ; dans ma jeunesse je 
rêvais d'une femme riche ; soldat, j'étudiai 
pour passer l'examen d'officier ; j'avais vingt- 
trois ans quand je sentis que tout n'allait 
pas pour le mieux dans le monde et qu'il 
était honteux de vivre en imbécile... 

Le peintre s'était accoudé ; la tête rejetée 
en arrière, il regardait la montagne où d'im- 
menses sapins agitent leurs branches, au 
bord même de la crête abrupte. 

— C'était à Bologne, où l'on avait envoyé 



LA CONVERSION 247 



ma compagnie, commença le serrurier. Les 
paysans s'étaient révoltés ; ceux-ci trouvaient 
les fermages trop élevés ; ceux-là criaient 
qu'il fallait augmenter leurs salaires ; les 
uns et les autres me parurent avoir tort; 
je me disais : « Abaisser le loyer des fermes, 
élever les gages ! Ah! non, ce sera la ruine 
des propriétaires fonciers. » En bon citoyen, 
je prenais ces revendications pour des sor- 
nettes et des stupidités... Et j'en étais très 
irrité. Ajoute à cela qu'il faisait chaud, que 
nous nous transportions sans cesse d'un 
endroit à l'autre ; la nuit, nous étions de garde, 
car nos gaillards brisaient les machines, met- 
taient le feu aux récoltes et sabotaient tout ce 
qui ne leur appartenait pas. C'était du joli ! 

Il lampa quelques* petites gorgées de vin 
et continua en s'animant toujours davantage : 

— Ils s'en allaient par les champs en 
bandes serrées, comme des moutons, mais 
des moutons silencieux, menaçants, préoc- 
cupés ; nous les chassions en exhibant nos 
baïonnettes, en donnant des coups de crosse 
parfois ; sans hâte et sans frayeur, ils se dis- 



248 contes d'italie 



persaient pour se grouper de nouveau ; 
c'était ennuyeux comme la messe et cela se 
répétait de jour en jour comme la fièvre. 
Luoto, notre sous-officier, un brave garçon 
natif des Abruzzes, un paysan, lui aussi, 
paraissait très tourmenté : il maigrissait, 
devenait blême et répétait souvent : 

— Ça va mal, mes enfants! Il faudra sans 
doute faire le coup de feu... Misère ! 

Ces prédictions nous agitaient encore plus ; 
à chaque coin de rue, derrière chaque arbre, 
chaque monticule, se montrait une tête de 
paysan à l'air obstiné ; des regards irrités 
nous scrutaient ; ces gens-là n'étaient pas 
bien disposés en notre faveur, évidemment ! 

— Bois ! dit le petit Vincenzo, en pous- 
sant un verre plein vers son ami, d'un geste 
affectueux. 

— Merci, et vivent les gens persévérants ! 
s'exclama le serrurier de sa voix profonde ; 
il but, s'essuya les moustaches avec la paume 
de la main et reprit : 

— Un jour, j'étais sur une colline, tout 
près d'une plantation d'oliviers qu'il fallait 



LA CONVERSION 249 



garder, car les paysans abîmaient les arbres ; 
au pied du monticule, deux ouvriers, un vieux 
et un jeune, travaillaient ; ils creusaient un 
canal, je crois. Il faisait chaud, le soleil brû- 
lait comme du feu; j'aurais voulu être pois- 
son ; je regardais ces deux hommes avec 
colère. A .midi, ils abandonnèrent leur 
besogne et s'attaquèrent à leurs provisions : 
pain, fromage et cruche de vin. « Que le 
diable vous emporte ! » pensais-je. Soudain, 
le vieux qui ne m'avait pas encore gratifié 
d'un coup d'œil, dit quelques mots au jeune 
homme ; celui-ci hocha la tête ; alors le 
vieillard ordonna d'un ton sévère : 

— Va! tedis-je. 

Le jeune homme vint à moi, la cruche à 
la main ; il s'approcha et me dit, d'un ton assez 
bourru : 

— Mon père pense que vous avez soif et 
il vous offre du vin ! 

J'étais gêné, mais agréablement surpris ; 
je refusai, en secouant la tête dans la direc- 
tion du vieillard ; je le remerciai ; il me ré- 
pondit en regardant au ciel : 



250 contes d'italie 



— Buvez, signor, buvez ! Nous l'offrons à 
l'homme et non au soldat ; nous n'avons pas 
l'espoir que le soldat deviendra meilleur en 
buvant notre vin ! 

« Ne me tente pas, que le diable t'em- 
porte ! » pensais-je et après avoir bu trois 
gorgées, je remerciai encore ; eux, ils se 
remirent à manger, au pied du monticule ; 
bientôt on vint me relever, et ma place fut 
prise par Hugo, un homme de Salerte ; je 
lui dis tout bas que ces deux paysans étaient 
de braves gens... 

Le soir du même jour, comme j 'étais de 
planton à la porte d'un hangar qui contenait 
des machines, une tuile venant du toit me 
tomba sur la tête ; le choc ne fut pas très 
fort, mais une seconde tuile m'atteignit avec 
une telle violence sur l'épaule, que mon bras 
gauche en fut tout paralysé. 



* 
* * 



Le serrurier se mit à rire, la bouche lar- 
gement fendue et les yeux à demi fermés.. 



LA CONVERSION 251 



— Dans cette ville et durant ces jours-là, 
dit-il entre ses éclats de rire, les tuiles, les 
pierres et les gourdins manœuvraient d'eux- 
mêmes, et cette activité des objets inanimés 
nous valait d'assez grosses bosses sur la tête. 
Nous étions furieux, cela va sans dire! 

Les yeux du petit peintre étaient devenus 
tristes ; son visage avait pâli, et il dit tout 
bas : 

— On a toujours honte en entendant des 
choses pareilles. 

— Que faire ! Les gens ne s'assagissent 
que lentement. Je continue : j'appelai au 
secours; on me conduisit dans une maison 
où se trouvait déjà un homme blessé au vi- 
sage; quand je lui demandai comment ça lui 
était arrivé, il me dit avec un rire qui n'a- 
vait rien de joyeux : 

— C'est une vieille femme, camarade, 
une vieille sorcière à cheveux blancs, qui 
m'a frappé et qui m'a demandé ensuite de 
la tuer. 

— A-t-elle été arrêtée? 

— J'ai prétendu que je m'étais blessé 



252 CONTES d' ITALIE 



moi-même en tombant. Le commandant ne 
m'a pas cru, j'ai lu ça dans ses yeux. Mais 
tu avoueras que c'eût été gênant d'accuser 
une vieille femme. Ah ! la diablesse ! Ils 
sont dans une mauvaise passe et, ma foi ! je 
comprends qu'ils ne nous aiment pas ! 

« C'est vrai ! » pensai-je. Sur ces entre- 
faites, le médecin arriva, accompagné de 
deux dames; l'une était blonde et très belle, 
une Vénitienne, sans doute ; je ne me sou- 
viens pas de l'autre. On examina mon 
épaule ; ce n'était pas grave ; on me fit une 
compresse, et les trois personnages s'en al- 
lèrent. 

Le serrurier se rembrunit, et frotta vi- 
goureusement ses mains l'une contre l'autre. 
Le peintre versa de nouveau du vin dans les 
gobelets. 

— Nous nous assîmes tous deux près de 
la fenêtre, de telle sorte que l'on ne 
nous vît pas, continua le serrurier d'une 
voix sombre ; et nous entendîmes la douce 
voix de cette belle blonde qui traversait le 
jardin, avec le médecin et son amie ; elle 



LA CONVERSION 253 



s'exprimait en français, langue que je con- 
nais très bien. 

— Avez- vous remarqué les yeux qu'il a ! 
disait-elle. C'est un paysan aussi, à coup sûr. 
Qui sait ? peut-être deviendra-t-il socialiste 
comme les autres, quand il aura quitté l'u- 
niforme. Et dire qu'avec des yeux pareils ces 
gens veulent conquérir le monde, réorgani- 
ser la vie, nous poursuivre, nous anéantir, 
tout cela afin de faire triompher une espèce 
de justice aveugle ! 

— Ce sont des nigauds, moitié enfants, 
moitié fauves ! dit le docteur. 

— Des fauves, oui ! Mais qu'y a-t-il d'en- 
fantin chez eux ? 

— Mais ces rêves d'égalité universelle... 

— Pensez donc, je serais l'égale de ce 
soldat aux yeux bovins, de l'autre qui a une 
figure d'oiseau, nous tous, vous, elle, moi, 
nous serions les égaux de ces roturiers... 
dont nous nous servons pour châtier leurs 
semblables, des fauves comme eux... 

Elle parla longtemps et avec feu ; je l'écou- 
tàis en pensant : « Ah ! signora, il en est 



254 CONTES D' ITALIE 



ainsi ! » Ce n'était pas la première fois que 
je la voyais et tu n'ignores pas que personne 
ne rêve aussi passionnément aux femmes 
que le soldat. Bien entendu, je me la figu- 
rais bonne, intelligente, compatissante, car, 
à cette époque-là, je m'imaginais que les 
riches étaient particulièrement intelligents. . . 
Je demandai à mon camarade : 

— Comprends-tu cette langue ? 

Non, il ne la comprenait pas. Alors je lui 
traduisis le discours de la blonde ; il se mit 
en colère comme un beau diable et com- 
mença à sautiller par la chambre . 

— Ah! c'est comme ça! grommelait-iL 
C'est comme ça ! Elle se sert de moi et ne 
me considère pas comme un homme ! Je per- 
mets qu'on m'outrage à cause d'elle, et c'est 
elle qui nie ma dignité ! Je risque de perdre 
mon âme pour préserver ses biens, et elle... 

Il n'était pas bête, ce gaillard-là, et il se 
sentait profondément offensé, moi aussi, 
d'ailleurs. Le lendemain, nous parlions de 
cette dame à haute voix, sans nous gêner 
de Luoto, qui se contentait de grogner et de 
nous conseiller : 



LA CONVERSION 255 



— Attention, mes enfants ! N'oubliez pas 
que vous êtes soldats et qu'il y a une disci- 
pline ! 

Non, nous ne l'oubliions pas. Mais beau- 
coup d'entre nous — presque tous, à vrai 
dire — devinrent aveugles et sourds ; et ces 
braves compagnons de paysans surent pro- 
fiter habilement de notre état. Ils gagnèrent 
la partie. Us nous traitèrent fort bien. Ils 
auraient pu apprendre bien des choses à la 
dame blonde ; entr'autres à apprécier les 
honnêtes gens. Quand nous quittâmes cette 
province, où nous étions venus pour ré- 
pandre le sang, beaucoup d'entre nous re- 
çurent des fleurs. Dans les rues du village, 
on ne nous lança plus de tuiles ni de pierres, 
mais des bouquets, mon ami ! Je pense que 
nous l'avions mérité. On peut oublier un 
mauvais accueil, quand on vous fait de pa- 
reils adieux ! 

Après un moment de silence, il ajouta : 

— C'est cela que tu devrais mettre en 
vers, Vincenzo... 



256 CONTES d'italie 



Le peintre répondit avec un sourire rê- 
veur : 

— Oui, c'est un excellent sujet pour un 
petit poème ! Je pense que je saurai le faire. 
Quand on a dépassé sa vingt-cinquième an- 
née, on devient un mauvais lyrique... 

Il jeta sa fleur déjà flétrie, en cueillit une 
autre, regarda autour de lui et continua tout 
bas : 

— Après être allé du sein de sa mère sur 
le sein de sa bien-aimée, l'homme doit aller 
plus loin, à un autre bonheur... 

Le serrurier se tut et se mit à agiter le 
vin dans son verre. Au loin, au bas des 
vignes, la mer bruissait doucement ; dans l'air 
brûlant flottait l'odeur des fleurs . 

— C'est le soleil qui nous rend trop pares- 
seux, trop douillets, murmura le serrurier. 

— La poésie ne me réussit déjà plus ; je 
suis très mécontent de moi-même, dit à mi- 
voix Vincenzo, en fronçant ses fins sourcils. 

— As-tu composé quelque chose? 

Le peintre répondit, après un instant de 
silence : 



LA CONVERSION 257 



— Oui, hier, sur le toit de l'hôtel Como. 
Et il se mit à déclamer d'une voix basse et 

chantante : 

Sur la rive déserte, sur les vieilles pierres grises, 
Le soleil automnal' tombe tendrement et dit adieu. 
Les flots avides se jettent sur les rochers sombres, 
Effacent le soleil et remportent dans la mer froide et 

[bleue. 
Les feuilles cuivrées, que le vent d'automne arrache aux 

[arbres 
Sont comme des oiseaux bariolés et morts, dans l'écume 

[du brisant. 
Le ciel pâle est triste ; la mer tumultueuse est morne. 
Le soleil seul rit, en s'abaissant doucement vers le 

[couchant. 

Longtemps, les deux amis gardent le si- 
lence ; tête baissée, le peintre fixe le sol ; le 
serrurier sourit et finit par déclarer : 

— On peut dire de belles paroles sur 
n'importe quel sujet ; le mieux, vois-tu, c'est 
de parler des braves gens, c'est de chanter 
les braves gens ! 



LA MONTAGNE VAINCUE 



Calme, le lac bleu sourit, encadré de 
montagnes neigeuses ; en plis somptueux, 
la dentelle vert foncé des jardins dévale 
jusqu'à lui ; sur le rivage, des maisons 
blanches qu'on dirait de sucre, se mirent 
dans Fonde, et tout évoque le sommeil pai- 
sible d'un enfant. 

C'est le matin. Des Alpes, descend l'odeur 
caressante des fleurs; le soleil vient de se 
lever, et la rosée étincelle encore sur les 
feuilles et sur les brins d'herbe. Tel un 
ruban gris, la route traverse le défilé de la 
montagne ; bien qu'elle soit dallée, elle 
paraît moelleuse comme du velours, et Ton 
est pris, à la voir, du désir instinctif de la 
caresser de la main. 



LA MONTAGNE VAINCUE 259 

«■^ — •— — — — — — — — — — — ^ ^^^^—■—^^^^^«^^^—^«^^^^««■^^■•™™ 

Près d'un tas de décombres, est assis un 
ouvrier noir comme une taupe ; il porte une 
médaille sur sa poitrine, et l'expression de 
son visage est amène, grave et résolue. 

Il pose ses poignets bronzés sur ses 
genoux, lève la tête, et regardant en face le 
passant qui s'est arrêté sous le châtaignier, 
lui dit : 

— C'est pour le Simplon, signor, c'est la 
médaille que m'ont value les travaux du tun- 
nel du Simplon. 

Et abaissant les yeux sur sa poitrine, il 
sourit affectueusement au joli disque de 
métal. 

— Sans doute, tout travail est pénible 
jusqu'au moment où on se met à l'aimer; 
ensuite, il vous excite et devient plus facile. 
Mais tout de même, c'était un rude travail ! 

Il secoue doucement la tête, sourit au 
soleil et, s'animant tout à coup, agite les 
bras et ses yeux noirs étincellent. 

— Parfois même, ce fut effrayant. La 
terre elle aussi doit sentir quelque chose, 
n'est-ce pas? Quand nous eûmes pénétré en 



260 contes d^talie 



elle profondément, après avoir fait celte 
blessure à la montagne, elle nous accueillit 
avec rudesse, là-bas, tout au fond. Elle nous 
envoyait son haleine ardente, qui nous brû- 
lait le sang, nous alourdissait la tête et en- 
dolorissait nos membres; beaucoup d'entre 
nous s'en sont aperçus ! Ensuite, elle nous 
lança des pierres et nous aspergea d'eau 
chaude... oui, ce fut épouvantable, parce 
qu'il arrivait qu'à la lumière, l'eau devenait 
rouge. Alors mon père me disait : « Nous 
avons blessé la terre, à son tour elle nous 
brûlera, elle nous noiera tous dans son sang, 
tu verras ! » Evidemment, ce n'était qu'une 
imagination, mais quand on entend ces pro- 
pos-là dans un trou profond, au milieu de 
ténèbres humides et étouffantes, du clapotis 
lugubre de l'eau et du grincement du fer 
attaquant le roc, on oublie un peu de dis- 
tinguer l'imagination de la réalité. Et là, 
tout était fantastique, cher signor ; nous, 
hommes, nous étions si petits, et elle s'éle- 
vait jusqu'au ciel, cette montagne dontnous 
percions le sein... il faut voir cela pour le 



LA MONTAGNE VAINCUE 261 

comprendre. Il fallait voir la gueule noire, 
creusée par nous autres, petits hommes, et où 
nous entrions le matin, à l'aurore, tandis que 
le soleil accompagnait d'un regard attristé 
ceux qui s'enfonçaient dans l'abîme, loin de 
lui... Il fallait voir nos machines et le visage 
maussade de la montagne... Il fallait en- 
tendre, tout au fond, le sombre grondement 
de ces explosions pareilles aux éclats de rire 
d'un démenl. 

L'ouvrier examine ses mains, arrange la 
médaille sur sa veste bleu foncé et pousse 
un léger soupir. 

— L'homme sait travailler! continue-t-il 
avec une fierté manifeste . Oh ! signor, le 
petit être humain, quand il veut travailler, 
c'est une force invincible ! Croyez-moi : à 
la fin des fins, ce petit être humain fera tout 
ce qu'il voudra. Mon père ne voulait pas le 
croire, tout d'abord. « Creuser la montagne 
de part en part, d'un pays à l'autre, disait- 
il, c'est aller contre la volonté de Dieu, qui 
a partagé la terre par les murailles des mon- 
tagnes. Vous verrez que la Madone ne sera 



F 



262 contes d'italie 



pas avec nous. »Ilse trompait, le vieillard, 
la Madone a été avec tous ceux qui l'ai- 
maient. Par la suite, le père en est arrivé à 
croire presque tout ce que je vous dis là, 
parce qu'il s'est senti plus fort, plus haut 
que la montagne ; mais il fut un temps où, 
les jours de fête, attablé devant une bouteille 
de vin, il nous sermonnait, les autres et 
moi : 

— « Enfants de Dieu! s'écriait-il, — c'é- 
tait là son expression favorite, car mon père 
avait le cœur religieux et bon, — enfants de 
Dieu ! croyez-moi, il ne faut pas lutter avec 
la terre de cette manière-là ; elle se vengera 
de ses blessures tôt ou tard, et la victoire lui 
restera ! Vous le verrez : nous vrillerons la 
montagne jusqu'à ce que nous arrivions à 
son cœur et, quand nous l'aurons atteint, il 
nous consumera, il lancera des flammes sur 
nous, car le cœur de la terre est de feu, tout 
le monde le sait ! Ce qu'il faut, c'est culti- 
ver le sol, lui aider à porter des fruits; c'est 
ce qui nous a été enseigné; tandis que nous, 
nous mutilons sa face et ses formes. Vous le 



LA MONTAGNE VAINCUE 263 

voyez, plus nous pénétrons dans la mon- 
tagne, plus l'air devient chaud et la respi- 
ration difficile... » 

L'homme se met à rire doucement en effi- 
lant ses longues moustaches : 

— Il n'était pas le seul de son avis ; c'é- 
tait vrai, plus nous avancions dans le tunnel, 
plus la chaleur augmentait et plus le nombre 
des malades et des morts était grand. Et 
les sources chaudes coulaient avec une force 
toujours croissante, les roches s'éboulaient; 
deux de nos camarades, des hommes de Lu- 
gano, perdirent la raison. La nuit, dans 
notre caserne, certains d'entre eux, travail- 
lés par le cauchemar, gémissaient et sau- 
taient brusquement à bas de leur lit, dans 
une espèce jd'épouvante... 

— « N'avais-je pas raison ? disait mon père, 
en roulant des yeux effrayés, et en toussant 
péniblement et longuement. N'avais-je pas 
raison? C'est invincible, la terre!... » 

Bientôt, il se coucha pour ne plus se rele- 
ver. Il était robuste, mon vieux ; il lutta 
contre la mort pendant plus de trois se- 



264 CONTES D ITALIE 



mai nés, avec obstination, sans se plaindre, 
en homme qui connaît sa valeur. 

— « Mon œuvre est finie, Paolo, me dit- 
il une fois, pendant la nuit. Ménage-toi et 
retourne à la maison ; que la Madone t'as- 
siste! » 

Puis il garda longtemps le silence ; les 
yeux fermés, il haletait. . . 

L'ouvrier se lève, regarde la montagne et 
s'étire avec une telle force que ses muscles 
craquent. 

— ... Alors, il me prit la main , m'attira à 
lui et me dit la sainte vérité, signor! 

L'homme a un sourire rayonnant. 

— « Sais-tu, Paolo, mon fils, me dit-il, je 
crois quand même que cela s'accomplira : 
nous et ceux qui viennent de l'autre côté, 
nous nous retrouverons dans la montagne, 
nous nous rencontrerons. . . le crois-tu, toi ? » 

Je le croyais. 

— « C'est bien, mon fils! C'est ce qu'il 
faut ! Tout ce qu'on fait, il faut Taccomplir 
en ayant foi dans le succès et en Dieu qui prête 
son assistance aux bonnes œuvres, grâce 



LA MONTAGNE VAINCUE 265 



aux prières de la Madone. Je t'en prie, mon 
fils, si cela arrive, si les hommes se ren- 
contrent, viens sur mon tombeau et dis : 
« Père, c'est fait ! » pour que je le sache ! » 

Je le lui promis. Il mourut à cinq jours 
de là; l'avant-veille de sa mort, il demanda 
aux autres qu'on l'ensevelît à l'endroit où il 
avait travaillé dans le tunnel... il le demanda 
avec insistance, mais c'était déjà du délire, 
à ce que je crois... 

Treize semaines plus tard, notre équipe 
rencontra celle qui venait en sens inverse. 
Ah! ce fut un jour de folie, signor, quand 
nous entendîmes, sous la terre, dans les 
ténèbres, le bruit du travail des autres, le bruit 
de ceux qui venaient au-devant de nous 
sous la terre, — vous comprenez, signor? — 
sous l'énorme poids de la terre qui aurait pu 
nous écraser d'un seul coup, nous tous qui 
étions si chétifs ! 

Pendant bien des jours, nous entendîmes 
distinctement ces sons ; tous les jours, ils 
devenaient plus nets, plus compréhensibles, 
et nous étions envahis de la fureur joyeuse 



266 contes d'Italie 



des vainqueurs. Nous travaillions comme de 
mauvais esprits, comme des êtres immaté- 
riels, sans éprouver de fatigue, sans avoir 
plus besoin d'indications. C'était réjouissant 
comme un bal par un jour de soleil, parole 
d'honneur ! 

Et dans un transport d'allégresse, l'ou- 
vrier s'avança tout près de son auditeur, 
et lui planta dans les yeux ses yeux pro- 
fonds, puis il continua d'une voix basse et 
joyeuse : 

— Enfin, lorsque la couche rocheuse s'ef- 
fondra, lorsque dans l'ouverture apparut, au 
milieu de la clarté rouge d'une torche, un 
visage inondé de larmes de joie et de sueur, 
et d'autres flambeaux et d'autres visages 
encore, quand des cris de victoire, des cris 
d'allégrçsse retentirent, oh ! ce fut le plus 
beau jour de ma vie, et en l'évoquant, je 
sens que je n'ai pas vécu en vain ! Ce fut un 
travail, mon travail, un saint travail, signor, 
oui, je vous le dis ! Et quand nous remon- 
tâmes au soleil, beaucoup d'entre nous se 
couchèrent sur le sol et l'embrassèrent en 



LA MONTAGNE VAINCUE 267 

pleurant. C'était beau, comme une belle lé- 
gende ! Oui, on embrassa la montagne vain- 
cue, on embrassa la terre; ce jour-là, elle 
me devint tout particulièrement proche et 
chère. Je me mis à l'aimer comme on 
aime une femme ! 

Bien entendu, je m'en allai vers mon père, 
oh! oui. Bien entendu... quoique je sache 
parfaitement que les morts ne peuvent rien 
entendre, je m'en allai vers sa tombe : il 
faut respecter les désirs de ceux qui ont tra- 
vaillé pour nous et ont souffert non moins 
que nous, n'est-ce pas? 

Oui, oui, je me rendis sur sa tombe, je 
frappai le sol du pied et je criai, comme il 
l'avait souhaité : 

— Père, c'est fait ! Lès hommes ont 
vaincu! Père, c'est fait !... 



SUR L'EAU . . . 



L'eau bleue semble épaisse comme de 
Thuile ; l'hélice du bateau s'y meut sans 
peine, presque sans bruit. Le pont ne vacille 
pas sous les pieds ; seul un mât érigé vers 
le ciel clair se balance obstinément ; les 
câbles vibrent doucement comme des cordes 
tendues, mais on est habitué à ce tremble- 
ment et on ne le remarque plus ; on dirait 
que le bateau, pareil à un cygne blanc, 
reste immobile sur l'eau glissante. Pour se 
rendre compte de sa marche, il faut regar- 
der par-dessus bord : la proue toute blanche 
repousse la vague, qui se ride et s'enfuit en 
ondulations larges et souples; sinueuse, elle 
étincelle comme du vif argent et mollement 
fredonne. 



sur l'eau. . . 269 



C'est le matin ; la mer ne s'est pas encore 
tout à fait réveillée ; au ciel, les reflets 
rosés de l' aurore ne se sont pas éteints, mais 
ils n'enluminent déjà plus l'île de Gorgona, 
rocher solitaire et sombre, tout couvert de 
forêts, qui se dresse sur la route marine ; 
une tour ronde et grise le couronne, tandis 
qu'un troupeau de blanches maisonnettes 
s'élèvent sur le rivage endormi. Quelques 
petites barques glissent avec rapidité le long 
du bateau à vapeur ; ce sont les habitants 
de Tîle qui vont pêcher la sardine. Le cla- 
potis cadencé des longues rames et les 
minces silhouettes des pêcheurs composent 
une harmonie qui se grave dans la mémoire ; 
les hommes rament debout et s'inclinent 
comme s'ils saluaient le soleil. 

Derrière la proue du vapeur, s'étend une 
large bande d'écume verdâtre, au-dessus de 
laquelle des mouettes planent paresseuse- 
ment; parfois, un python venu on ne sait 
d'où, s'allonge comme un cigare et, sans 
bruit, vole à ras de l'eau où il plonge sou- 
dain, pareil à une flèche. 



270 CONTE8 D'iTALIE 



Au loin, les rives de la Ligurie s'es- 
tompent vaguement sur la mer avec leurs 
montagnes violettes ; dans deux ou trois 
heures, le bateau pénétrera dans le port en- 
combré de Gênes, la ville de marbre. 

Le soleil s'élève toujours plus haut, pro- 
mettant une journée torride. 



* 
* * 



Deux sommeliers accourent sur le pont ; 
l'un est un Napolitain jeune, souple et agile, 
au visage mobile, à l'expression indéfinis- 
sable ; l'autre un homme de taille moyenne, 
à la moustache blanche, aux sourcils noirs ; 
son crâne rond est recouvert de poils gris ; il a 
le nez crochu et le regard grave et intel- 
ligent. Avec des rires et des plaisanteries, 
les deux sommeliers disposent rapidement 
la table pour le déjeuner et disparaissent. 
Ils sont remplacés par les passagers qui 
sortent lentement de leurs cabines. Il y a 
là un gros homme à la tête petite, au visage 
écarlate et bouffi ; il a l'air triste et ses 



AtfB>HdàMll 



sur l'eau. . . 271 



lèvres cramoisies et boursouflées pendent 
avec lassitude ; le second, qui est de haute 
taille, porte des favoris blancs ; il semble 
repassé au fer ; ses yeux en vrille et 
son nez minuscule se distinguent à peine 
sur son visage jaune et plat ; puis, trébu- 
chant contre la barre métallique du seuil, 
surgit un troisième voyageur pansu, roux 
et replet, aux moustaches martialement hé* 
rissées ; il est vêtu d'un costume d'alpiniste 
et coiffé d'un chapeau à plume verte. Tous 
trois s'approcheht du bord ; le gros plisse 
tristement les paupières et s'écrie : 

— Comme tout est tranquille, n'est-ce pas? 

L'homme aux favoris a mis les mains 
dans ses poches et écarté les jambes ; dans 
cette posture, il ressemble à des ciseaux ou- 
verts. Le roux sort une montre d'or grande 
comme le disque de cuivre d'un balancier 
d'horloge ; il l'examine, lève les yeux au 
ciel, regarde le pont, enfin il se met à 
siffler, marquant la mesure avec sa montre 
et tapant du pied en cadence. 

Deux dames apparaissent ; l'une est jeune 



272 CONTES d'italie 



et grasse, avec un. teint de porcelaine ; ses 
yeux d'un bleu laiteux sont caressants ; on 
dirait que ses sourcils noirs sont dessinés à 
la main, car l'un est plus haut que l'autre. 
La seconde dame, plus âgée, a un nez poin- 
tu ; une masse de cheveux décolorés la 
casque et un grain de beauté noir et sail- 
lant se distingue sur sa joue gauche. Elle 
porte deux chaînes d'or ; un face-à-main et 
une quantité de breloques s'entrechoquent 
à la ceinture de sa robe grise. 

On sert le café. La jeune femme s'assied 
en silence à la table et commence à verser 
le liquide noir en arrondissant ses bras, nus 
jusqu'au coude. Les hommes prennent place, 
sans mot dire. Le gros saisit une tasse et 
soupire profondément. 

— Oui ! fait le roux brusquement, en 
frottant ses semelles sur le plancher du 
pont. Oui, oui, si les gauches elles-mêmes 
commencent à se plaindre de nos apaches, 
cela signifie que... 

— Y van, tu péroreras plus tard ! inter- 
rompt l'aînée des dames... Lisa viendra- 
t-elle ? 



sur l'eau . . . 273 



— Elle ne se sent pas bien ! répond la 
jeune d'une voix sonore. 

— Pourtant, la mer est calme... 

* — Ah ! quand une femme est dans cet 
état-là... remarque le gros. 

Et il s'assied, sourit et ferme les yeux 
avec volupté. 

Dans les flots, bouleversant la surface 
lisse et tranquille de la mer, les marsouins 
se démènent ; l'homme aux favoris les 
regarde attentivement et déclare : 

— Les marsouins ressemblent à des co- 
chons. 

Le roux réplique : 

— En général, ici, il y a beaucoup de 
cochonneries . 

La dame aux cheveux décolorés porte sa 
tasse à son nez, flaire le café et fait une gri- 
mace de dégoût. 

— C'est répugnant. 

— Et le lait, hein ? appuie le gros, en 
clignant de l'œil d'un air entendu. 

La dame au visage de porcelaine af- 
firme : 

18 



274 coûtes d'italie 



— Et tout est si sale, si sale ! Et les ha- 
bitants ressemblent tous à des Juifs ! 

Sans arrêt, avalant la moitié des mots, le 
roux parle à l'oreille de l'homme aux favo- 
ris, comme s'il répondait à un professeur et 
s'enorgueillît de savoir si bien sa leçon. La 
curiosité de son auditeur est évidemment 
chatouillée ; il hoche un peu la tête tan- 
tôt d'un côté, tantôt de l'autre ; sur son 
visage plat, sa bouche bée comme une 
fente dans une planche. Parfois, il a_ envie 
de répliquer ; il commence d'une voix 
bizarre, assourdie : 

— Dans mon gouvernement... 

Et sans continuer, il prête de nouveau 
une oreille attentive aux propos de l'homme 
roux. 

Le gros soupire profondément en disant : 

— Quelle crécelle tu es, Yvan ! 

— Eh bien, donnez-moi du café. 

Il se rapproche lourdement de la table 
et son interlocuteur déclare d'un ton con- 
vaincu : 

— Yvan a des idées... 



sur l'eau. . . 275 



— Tu n'as pas bien dormi, interrompit 
l'aînée des dames en examinant l'homme aux 
favoris à travers son face-à-main ; celui-ci 
passe la main sur son visage et regarde des 
doigts : 

— Il me semble que je suis poudré ; 
n'as-tu pas la même impression ? 

— Mais c'est une des particularités de la 
belle Italie, oncle ! s'exclame la jeune 
femme. La peau se dessèche horriblement 
ici... 

L'aînée des dames questionne : 

— Lydie, as-tu remarqué comme leur 
sucre est mauvais? 

* 

Sur le pont arrivait un homme corpulent, 
à la tête couverte de cheveux gris et bou- 
clés, au gros nez, aux yeux rieurs ; il avait 
un cigare aux dents ; les sommeliers ap- 
puyés au bordage s'inclinèrent respectueu- 
sement devant lui. 

— Bonjour, bonjour, mes braves ! s'ex- 
clama-t-il d'une voix rauque et forte, en 
hochant la tête avec bienveillance . 



276 CONTES d'itàlie 



Les Russes se turent et l'examinèrent en 
dessous; Yvan annonça à mi-voix : 

— Un militaire en retraite, ça se voit im- 
médiatement... 

Le nouveau venu, sentant qu'on l'obser- 
vait, retira son cigare de la bouche et salua 
les Russes avec politesse. L'aînée des deux 
femmes redressa la tête, porta son face-à- 
main à ses yeux et toisa l'homme d'un air 
insolent; Yvan, embarrassé on ne sait pour- 
quoi, se détourna vivement, tira sa montre 
de son gousset et recommença à la balancer. 
Seul, le gros rendit le salut, en appuyant le 
menton sur sa poitrine. L'Italien perdit con- 
tenance, replaça fébrilement son cigare au 
coin de sa bouche, et demanda à mi-voix 
au plus vieux des sommeliers : 

— Des Russes ? 

— Oui, Monsieur. Un gouverneur russe 
avec sa famille... 

— Comme ils ont toujours de bons 
visages... 

— C'est un excellent peuple... 

— Les meilleurs de tous les Slaves, cer- 
tainement. 



sur l'eau . . . 277 



- — Un peu dédaigneux, dirai-je... 
— - Dédaigneux ? Vraiment ? 

— Oui, je crois, dédaigneux envers les 
gens. 

Le gros Russe rougit ; avec un large sou- 
rire, il murmura : 

— C'est de nous qu'il parle... 

— Quoi ? demanda la dame aux cheveux 
décolorés en faisant une moue de mépris. 

— On dit que nous sommes les meilleurs 
de tous les Slaves, répondit le gros avec un 
ricanement. 

— Ce sont des flatteurs ! déclara la dame. 
Yvan, le roux, remit sa montre dans son 

gousset ; il se frisa la moustache avec les 
deux mains et déclara : 

— Ils sont tous étonnamment ignorants 
de ce qui nous concerne . 

— On te fait des compliments, repartit le 
gros, et tu trouves que c'est par ignorance ? 

— Que tu es bête ! Je parle en géné- 
ral... Je sais bien moi-même que nous 
sommes la crème des Slaves. 

L'homme aux favoris qui suivait toujours 



278 CONTES d'italie 



attentivement le jeu des marsouins, poussa 
un soupir et déclara en hochant la tête : 
— Quel stupide poisson ! 



* 



Deux autres passagers s'étaient joints au 
vieil Italien ; l'un était un homme âgé, en 
veston noir, qui portait des lunettes; l'autre, 
un jeune homme au teint pâle, aux che- 
veux longs, aux sourcils épais, au front 
élevé. Tous trois s'appuyèrent au bastin- 
gage, à cinq pas des Russes, et le premier 
Italien disait à mi-voix : 

— Chaque fois que je vois des Russes, 
je me rappelle Messine... 

— Vous souvenez- vous de la façon dont 
nous avons reçu leurs marins à Naples ? 
demanda le jeune homme. 

— Oui ! une fois retournés dans leurs fo- 
rêts et dans leurs steppes, ils n'oublieront 
pas cette journée-là. .'..- 

— Avez- vous vu la médaille frappée en 
leur honneur? 



sur l'eau. . . 279 



— La gravure ne m'en plaît guère. 

— On parle de Messine, fit remarquer le 
gros à ses compagnons. 

— Gomme ils rient ! s'exclama la jeune 
femme ! C'est étonnant ! 

Les mouettes rattrapaient le vapeur ; 
Tune d'elles, battant des ailes avec force, se 
mit à planer sur le bord ; la jeune femme 
lui lança dès biscuits. Les oiseaux, pour at- 
traper les morceaux, s'ébattaient sur le pont 
du bateau, puis s'élevaient avec des cris 
perçants dans le vide bleu qui surmontait la 
mer. On servit ïe café aux Italiens, qui 
s'amusèrent aussi à nourrir les mouettes 
et lancèrent en l'air des biscuits. 

L'aînée des dames russes fronça les 
sourcils d'un air sévère et déclara : 

— Quels singes ! 

Le gros, qui prêtait l'oreille à la conver- 
sation animée des Italiens, annonça : 

— Ce n'est pas un militaire : c'est un négo- 
ciant ; il parle du commerce du blé avec la 
Russie et raconte qu'ils pourraient nous 



280 coixtes d'italie 



acheter aussi du pétrole, du bois et de la 
houille. 

— J'ai vu tout de suite que ce n'était p as 

un militaire, affirma l'aînée des dames. 

Le roux se remit à chuchoter à l'oreille 
de l'homme aux favoris, qui l'écoutait d'un 
air sceptique ; le plus jeune des Italiens 
jetait des regards furtifs du côté des Russes 
et déplorait : 

— Quel dommage que nous connaissions 
si peu le pays de ces hommes aux yeux 
bleus ! 

Le soleil, déjà très haut„ darde ses rayons 
avec force ; la mer brille d'un éclat aveu- 
glant ; au loin, à droite, des montagnes 
ou des nuages apparaissent au-dessus de 
T horizon. 

— Annette, dit l'hoiîune aux favoris, 
en souriant, la bouche fendue jusqu'aux 
oreilles, écoute ce que ce drôle d'Yvan a in- 
venté : un procédé nouveau pour réduire les 
mutins dans les villages ; c'est très spirituel. 

Et, tout en se balançant dans son fauteuil, 
il se met à narrer d'une voix lente et en- 



sur l'eau. . . 281 



nuyée, comme s'il traduisait un ouvrage 
écrit dans une langue étrangère : 

— Il faut que, les jours de foire et aussi 
les jours de fêtes champêtres, le chef de la 
commune fasse préparer au compte de l'État 
des gourdins et des cailloux, et ensuite qu'il 
distribue aux paysans, aux frais de l'État 
également, cent, deux cents, cinq cents 
litres d'eau-de-vie, selon le chiffre de la po- 
pulation ; et c'est tout ce qu'il faut... 

— Je ne comprends pas, déclare l'aînée 
des dames. Est-ce une plaisanterie ? 

Le roux répond vivement : 

— Non, c'est tout à fait sérieux ! Réflé- 
chissez donc, ma tante... 

La jeune femme ouvre les yeux tout grands 
et hausse les épaules ; 

— Quelle stupidité ! Griser les gens aux 
frais de l'État, comme s'ils ne buvaient 
déjà pas assez sans cela... 

— Non, attends Lydie ! interrompt le roux, 
se trémoussant sur sa chaise. (L'homme aux 
favoris, tout en se dandinant de droite à 
gauche, rit silencieusement, la bouche fen- 



282 contes d'italie 



due.) Réfléchis donc : les paysans que l'al- 
cool n'aura pas assommés, se massacreront 
les uns les autres à coups de gourdins et de 
pierre ; c*est très clair... 

— Pourquoi se massacreraient-ils les uns 
les autres ? demanda le gros. 

— Est-ce une plaisanterie ? répéta l'aînée 
des dames. 

Avec un grand geste de ses bras courts, 
le roux argumenta, plein de feu : 

— Quand le Gouvernement emploie des 
moyens énergiques de répression, la gauche 
parle de férocité et de cruauté ; il faut donc 
faire en sorte que les mutins se châtient 
eux-mêmes, n'est-ce pas ? 

Le vapeur eut un balancement ; la jeune 
dame effrayée se retint à la table, la vais- 
selle s'entrechoqua ; sa compagne, posant 
la main sur l'épaule du gros homme, lui 
demanda d'un ton sévère : 

— Qu'est-ce que c'est que cela ? 

— Nous tournons, ma chère... 



sûr l'eau. . . 283 



* 
* * 



. Le rivage, avec ses arêtes et ses mon- 
tagnes, enveloppées de brume et garnies de 
jardins, se découpe au-dessus de la mer à 
une hauteur toujours grandissante et devient 
plus net. On aperçoit les pierres bleu noir 
des vignes ; dans les épais monticules de 
terre, se cachent les blanches maisons dont 
les vitres étincellent au soleil ; l'œil saisit 
déjà les. taches crues ; sur la rive même, 
entre les rochers, s'abrite une minuscule 
demeure ; la façade qui regarde la mer est 
tapissée de lourdes fleurs d'un violet ardent; 
plus haut, un géranium rouge coule sur les 
dalles d'une terrasse, comme un ruisseau. 
Les couleurs sont gaies, le rivage semble 
accueillant; les contours harmonieux des 
montagnes convient le voyageur à se repo- 
ser dans l'ombre des jardins. 

— Comme tout est resserré ici ! soupire 
le gros ! L'aînée des dames lui jette un 
regard implacable, puis elle examine le ri- 



28 1 C03TES d'itàlie 



vage à l'aide de son face-à-main, pince avec 
force ses lèvres minces et rejette la tête en 
arrière. 

Le pont est envahi par une foule de gens 
basanés au costume léger, qui conversent 
bruyamment et que les dames russes toisent 
d'un air dédaigneux, comme des reines 
regardant leurs sujets. 

— Comme ils gesticulent ! dit la jeune. 
Le gros homme explique, soufflant : 

— C'est à cause de la langue ; elle est 
pauvre et nécessite la gesticulation . 

— Mon Dieu, mon Dieu ! soupire profondé- 
ment l'autre dame; puis, après un instant de 
réflexion, elle demande : 

— Y a-t-il beaucoup de musées, à Gênes ? 

— Trois, seulement, à ce que je crois ! 
lui répond le gros. 

— Et le cimetière ? questionne la jeune. 

— Le Campo Santo... 

— Les fiacres sont-ils aussi abominables 
qu'à Naples ? 

— Comme à Moscou. 

L'homme aux favoris et le roux se sont 



sûr l'eau . . . 285 



levés ; ils s'en vont vers le bord en discu- 
tant avec ardeur et en s'interrompant mutuel- 
lement. 

— Que dit Tllalien ? s'informe la dame 
aînée en lissant ses cheveux. Elle a les coudes 
pointus et les oreilles jaunes et longues, 
pareilles à des feuilles sèches. Le gros se 
met à écouter attentivement le discours 
animé de l'Italien aux cheveux bouclés. 

« — ... Ils ont probablement une loi très 
antique, signors,dit celui-ci ; une loi qui inter- 
dit aux Juifs l'entrée de Moscou ; c'est un reste 
de despotisme ; même en Angleterre, il y a 
une foule de coutumes archaïques qui n'ont 
jamais été abolies. A moins que cet Israé- 
lite ne m'ait mystifié ! Bref, j'ignore peut- 
être la véritable raison, mais il n'avait pas 
le droit de visiter Moscou, l'antique cité des 
tzars, la capitale sainte... 

— Et chez nous, à Rome, c'est un Juif 
qui est maire, à Rome qui est plus antique 
et plus sainte que Moscou, remarque le 
jeune homme avec un sourire. 

— Et il rive son clou au pape ! Qu'il en 



286 COTTES D* ITALIE 



soit ainsi encore longtemps ! » ajoute le vieil- 
lard aux lunettes. 

— Que crie-t-il, ce vieux-là ? interroge 
la dame en laissant retomber ses bras . 

— Attendez.. . Des bêtises... Ils parlent 
en dialecte napolitain. 

« — ... Il arrive donc à Moscou, il lui faut 
un gîte, et il s'en va chez une fille publique, 
ce Juif ; car, m'a-t-il dit, il ne pouvait al- 
ler ailleurs. . . 

— C'est un conte qu'il t'a fait ! déclare 
le vieillard avec assurance et il esquisse un 
geste comme pour donner congé à l'ora- 
teur. 

— A vrai dire, c'est aussi mon opinion. 

— C'est une fable, assurément... 

— Et ensuite, qu'est-ïl arrivé? demande 
le plus jeune. 

— ... Elle Ta livré à la police, mais aupa- 
ravant elle lui a pris son argent, pour avoir 
soi-disant abusé d'elle... 

— Quelle infamie! s'exclame le vieillard. 
C'était un homme qui se plaisait à inventer 
des histoires malpropres et voilà tout. Je 



sur l'eau . . . 287 



connais les Russes par l'Université ; ce «ont 
de braves gens... 

— Mais, pourtant, c'est étrange... » 

Le gros Russe, essuyant son visage moite, 
dit d'une voix molle et indifférente à ses 
compagnes : 

— Il raconte une anecdote juive. . . 

— Avec quel feu ! sourit la plus jeune ; 
et l'aînée remarque : 

— H y a cependant quelque chose d'en- 
nuyeux chez ces gens, avec leurs gestes et 
leur tapage . 






Sur la rive, la ville grandit ; les maisons 
s'élèvent de derrière les monticules ; se pla- 
çant toujours plus près les unes des autres, 
elles forment un mur compact d'édifices qui 
semblent taillés dans de l'ivoire et reflètent le 
soleil. 

— Gela ressemble à Yalta ! fait remarquer 
la jeune femme. Je descends vers Lisa... 

En chancelant, elle promène lentement 



288 C0NTE8 d'itàme 



à travers le pont son grand corps enveloppé 
d'étoffe bleue ; quand elle arrive près du 
groupe des Italiens, l'homme aux cheveux 
gris s'interrompt et, à mi-voix, observe : 

— Quels yeux merveilleux ! 

— Oui ! approuve en hochant la tête le 
vieillard aux lunettes. C'est ainsi que devait 
être Basilida. 

— Basilida était une Byzantine? 

— Je la vois plutôt Slave... 

— On parle de Lydie, remarque le gros. 

— Qu'en dit-on ? interroge sa compagne. 
Des vulgarités, sans doute. - 

— On loue la beauté de ses yeux. 
La dame grimace. 

...Le vapeur aux cuivres étincelants se 
rapprochait toujours davantage de la côte. 
Les murs sombres de la jetée devenaient visi- 
bles ; au delà, des centaines de mâts se dres- 
saient vers le ciel ; çà et là, des flammes de 
drapeaux pendaient, immobiles ; une fumée 
noire se dissipait en l'air; l'odeur d'huile, 
de poussière, de charbon, le bruit du travail 
dans le port et le grondement complexe 



SUR LEAU. . . 289 



de la grande ville arrivaient jusqu'au 
vapeur. 

Soudain, le gros Russe se mit à rire. 

— Qu'as-tu ? demanda la dame, et ses 
yeux gris et décolorés se fermaient à demi. 

— Les Allemands ravageront tout, je le 
jure, vous verrez ! 

— Et pourquoi t'en réjouis-tu ? 

— Gomme ça... 

L'homme aux favoris, les yeux bais- 
sés, questionna le roux d'une voix haute et 
bien distincte : 

— Serait-ce pour toi une surprise 
agréable, oui ou non ? 

Le roux retroussait furieusement sa 
moustache et ne répondit rien. 

... Maintenant, le bateau allait plus len- 
tement; l'eau verdâtre et trouble clapotait 
contre la coque blanche et sanglotait, 
comme si elle se fût plainte. Les mai- 
sons de marbre, les hautes tours, les ter- 
rasses ajourées ne s'y reflétaient pas. La 
gueule noire du port béait, toute remplie 

de navires. 

10 



NUNCIA 

Récit d'un NipoliUin. 



Le quartier Saint-Jacques est — à juste 
titre — fier de sa fontaine où, jadis, aimait 
à se reposer et à s'attarder en de joyeuses 
causeries, l'immortel Giovanni Boccace. Le 
grand peintre Salvator Rosa a brossé de 
cette fontaine plusieurs tableaux. Cet artiste 
fut l'ami de Thomas Aniello (né lui aussi 
dans cette partie de la ville), surnommé 
Masaniello par le peuple pour les libertés 
duquel il combattit et succomba 1 . 

D'autres hommes glorieux sont également 
nés dans notre quartier qu'ils ont habité. 

1. Masaniello (Thomas Ànielo), pécheur, né à Amalfî 
en 1623, se mit à la tête des Napolitains révoltés et fut 
assassiné en 1647. 



NUNCIA 291 



L'antiquité a produit plus de gens célèbres 
que les temps présents. Car aujourd'hui où 
chacun porte les mêmes habits, lit éperdu- 
ment les journaux et veut avant tout faire 
de la politique, il est devenu très difficile, 
même à un homme bien doué, de s'élever 
au-dessus de ses contemporains. 

Un autre orgueil de notre quartier fut — 
jusqu'à l'été dernier — une marchande de 
légumes, Nuncia, la personne la plus gaie du 
monde et la plus belle de cet endroit, où le 
soleil brille toujours quelques instants de 
plus que dans les autres parties de la ville. 
La fontaine reste aujourd'hui ce qu'elle fut 
jadis (quoique plus jaune bien entendu) ; 
elle attirera longtemps encore les regards des 
étrangers par son aspect amusant — les 
enfants de marbre dont l'artiste a composé 
son groupe harmonieux, ne vieillissent pas 
et ne se fatiguent pas en jouant. 

La délicieuse Nuncia est morte dans la 
rue, en dansant. Il est rare qu'on meure ainsi 
et cela vaut la peine d'être conté. 



292 COTTES D'ITALIE 



Nuncia était une femme trop joyeuse, un 
cœur trop bon pour pouvoir vivre en paix 
avec son mari. Ce dernier ne pouvait com- 
prendre cette nature sensible ; il criait, tem- 
pêtait, jurait, sortait son couteau de sa poche 
et Tenfonça même un jour dans les côtes 
d'un admirateur de sa femme. Mais la police 
n'aime guère les exercices de ce genre, Ste- 
fano fut arrêté et mis en prison, où il resta 
quelque temps. Libéré, il partit pour l'Argen- 
tine : le changement d'air est un bon remède 
pour les esprits trop excitables. 

Nuncia devint donc veuve à vingt-trois 
ans. Il lui restait sa fillette âgée de cinq ans, 
deux ânes, un jardin potager et une petite 
voiture. Une personne gaie n'a pas besoin, 
pour vivre, de beaucoup de choses, et elle 
était contente de son sort. Elle savait travail- 
ler et beaucoup de gens ne demandaient qu'à 
lui venir en aide. Et lorsqu'elle ne pouvait 
payer en espèces sonnantes les services ren- 
dus, elle les payait de son rire, de ses chan- 



NUNCIA 293 



sons ou d'autres dons encore, qui étaient, aux 
yeux de beaucoup, plus précieux que l'argent. 
Bien des femmes — et même plusieurs 
hommes — n'approuvaient pas sa manière 
de vivre, cependant Nuncia. était loyale. Non 
seulement elle ne détournait jamais de leurs 
devoirs les hommes mariés, mais souvent 
elle les réconciliait avec leur femme. Elle 
disait volontiers : 

— Celui qui change d'amour ne sait pas 
aimer. 

Un jour, Arturo Lano, le pêcheur qui 
étudia au séminaire pour devenir prêtre, 
mais qui oublia et la soutane et le Paradis, 
et s'égarait trop souvent dans des cabarets 
et dans les lieux où l'on s'amuse, le gros 
Arturo Lano, le maître chansonnier grivois, 
lui déclara : 

— Tu m'as tout l'air de croire que l'amour 
est une science aussi compliquée que la 
théologie ? 

Elle lui répondit: 

— J'ignore les sciences, mais je connais 
par cœur toutes tes chansons. 



294 covres d'italie 



El à ce gros bonhomme, aussi rond qu'un 
tonneau, elle chanta sur l'heure quelques- 
uns de ses couplets les plus guillerets. Lui, 
riait de tout son cœur, ses petits yeux intelli- 
gents noyés dans la graisse rouge de ses 
joues. 

Et c'est ainsi qu'elle vivait, heureuse elle- 
même, répandant la joie autour d'elle, 
aimable envers tout le monde. Ses amies 
finirent par se réconcilier avec elle, com- 
prenant à la longue que le caractère de l'être 
humain fait partie de ses os et de son sang, 
se rappelant que les saints eux-mêmes ne 
surent pas toujours se vaincre, que l'homme 
enfin n'est pas un dieu et que ce n'est qu'à 
Dieu qu'il faut rester fidèle. 

Et, telle une étoile, Nuncia brilla durant 
dix années dans son quartier, toujours con- 
sidérée comme une beauté et une merveil- 
leuse danseuse. Si elle avait été jeune fille, 
on l'aurait certes élue reine du marché, car 
aux yeux de tous, elle était réellement reine. 
On la montrait même aux étrangers et plu- 
sieurs d'entre eux demandaient à lui parler 






NUNCIA 295 



en tête-à-tête, ce qui la faisait rire comme 
une folle : 

— Mais dans quelle langue me parlera- 
t-il, ce signor si soigneusement blanchi ? 
disait-elle. 

— Dans la langue des pièces d'or, nigaude 
que tu es ! répliquaient les personnes sé- 
rieuses. 

Elle refusait : 

— Aux étrangers je ne veux vendre que 
de l'ail, des oignons et des tomates. 

Parfois quelques amis insistaient : 

— Un mois seulement, Nuncia, un seul 
mois... sois complaisante pour ces étran- 
gers... et tu seras riche. Réfléchis bien ; 
n'oublie pas, tu as une fille à élever... 

Elle hochait la tête : 

— Non, je ne peux pas, j'aime mon corps 
et je ne veux pas l'offenser. Je sais, il suf- 
firait que je me donne une seule fois sans 
amour pour perdre l'estime de moi-même. 

— Mais tu ne te refuses pas à ceux qui te 
demandent ? 

— Oui, aux miens, et cela quand il me 
plaît. 



296 contes d'Italie 



— Que veux-tu dire par ces mois : les 
tiens ? 

— Ceux qui me connaissent et qui me 
comprennent. 

Pourtant, elle eut une aventure avec un 
étranger, un Anglais. 

C'était un homme bizarre, taciturne, bien 
que parlant parfaitement notre langue. En- 
core jeune, il avait cependant des cheveux 
gris et le visage balafré d'une cicatrice : la 
figure d'un brigand et les yeux d'un saint. 
Les uns affirmaient qu'il écrivait des livres, 
les autres > — qu'il n'était qu'un joueur. Nun- 
cia partit avec lui quelque part en Sicile et 
revint fort amaigrie. L'homme ne devait pas 
être riche, car elle ne rapporta ni cadeaux 
ni argent. Et de nouveau elle recommença 
ga vie parmi nous, comme auparavant, gaie, 
agréable, la joie de tous. 



* 
* * 



Mais voilà qu'un jour de fête, en sortant 
del'église, quelqu'un s'exclama, étonné: 



NUNCIA 297 



— Tiens, cette petite Nina, c'est le por- 
trait vivant de sa mère ! 

Et c'était clair, comme une journée de 
mai : la fille de Nuncia — personne ne s'en 
était aperçu jusqu'alors — rayonnait, aussi 
belle, aussi séduisante que sa mère. Elle 
n'avait que quatorze ans ; mais, grande, 
les cheveux magnifiques, les yeux fiers, on 
lui eût donné deux ou trois ans de plus et 
c'était déjà une vraie femme. Nuncia, elle- 
même, la regardant bien attentivement, en 
fut comme bouleversée : 

— Sainte Marie ! Est-il possible ! Vas-tu 
être plus belle que moi, Nina? 

La jeune fille répondit, en souriant: 

— Non, mère, pas plus belle, mais aussi 
belle que toi. Cela me suffît. 

Et alors, une ombre de tristesse voila le 
visage de Nuncia, et le soir elle dit à ses 
amis: 

— Voilà notre vie. A peine a-t-on eu le 
temps de boire la moitié de la coupe, qu'une 
autre main veut déjà la saisir. 

Certes, au début, aucune rivalité n'exis- 



298 contes d'italie 



tait entre Nuncia et Nina. La fille gardait 
toujours une attitude modeste et réservée, 
observant le monde à travers ses cils, gar- 
dant le silence en présence des hommes, 
tandis que les yeux de la mère brillaient de 
passion et que sa voix vibrante et chaude 
provoquait le désir. Les hommes, auprès 
d'elle, s'enflammaient comme les voiles 
des barques lorsque le soleil se lève. Et 
cette image n'a rien d'exagéré ; pour beau- 
coup d'entre eux, Nuncia avait été le premier 
rayon d'amour; et quand, élancée comme un 
mât, elle passait dans la rue poussant sa bala- 
deuse, égrenant les échos de sa voix par- 
delà les maisons, les hommes la contem- 
plaient silencieusement, le cœur débordant 
de reconnaissance. Elle n'était pas moins 
ravissante au marché, devant son étalage de 
légumes aux couleurs vives ; pareille à une 
vierge peinte par un glorieux maître sur le 
fond blanc du mur d'un sanctuaire, elle se 
tenait près de l'église Saint-Jacques, à gauche 
du parvis. C'est à trois pas de là qu'elle 
mourut. 



NUNCIA 



299 



Parlant sans cesse, lançant à tous vents 
ses plaisanteries, — étincelles de gaîté — 
mêlées de rires et de chansons qu'elle con- 
naissait pas milliers, elle se tenait là, debout, 
tout éclatante. Elle connaissait à merveille 
Fart de s'habiller. Sa beauté y gagnait, de 
même que le bon vin paraît plus lumineux 
et meilleur dans un verre de cristal. Car la 

* 

couleur ajoute toujours à l'odeur et au goût, 
et mieux que tout au monde sait évoquer la 
chanson : « Buvons pour donner à l'âme un 
peu de sang du soleil. » Dieux ! le vin ! Les 
rumeurs du monde et toute sa vanité ne vau- 
draient pas le sabot d'un âne, si l'homme 
n'avait la possibilité d'arroser son gosier d'un 
bon verre de vin qui vivifie son âme autant 
que la sainte communion ; remet, comme 
elle, les péchés, enseigne aux humains à 
pardonner et à aimer cette terre où, il faut le 
dire, se commettent tant de vilaines actions. 
Regardez le soleil à travers votre verre et le 
vin vous contera des choses merveilleuses ! . . . 
Nuncia aussi était debout au soleil, et au- 
tour d'elle, allumait des désirs et des idées 



300 CONTES d'italie 



joyeuses. Personne ne veut passer inaperçu 
en présence d'une belle femme et de là naît 
le besoin de paraître sous un jour avan- 
tageux. Et Nuncia a fait beaucoup de bien 
en éveillant autour d'elle de multiples 
ambitions et en développant le sens de la 
vie. Le beau appelle toujours le désir du 
mieux. 

Près de la mère se tenait très souvent la 
fille, modeste comme une nonne, silencieuse 
comme un couteau dans sa gaine. Et les 
hommes les regardaient longuement, les 
comparaient et comprenaient que la vie doré- 
navant allait devenir difficile à Nuncia. 

Le temps passe peu à peu et, pareil aux 
poussières dorées dans les rouges rayons du 
soleil, les humains tourbillonnent dans le 
temps. Nuncia fronce plus souvent ses épais 
sourcils ; parfois, elle se mord la lèvre et elle 
épie sa fille, comme un joueur qui s'efforce 
de deviner quelles sont les cartes de son 
adversaire. 



NUNCIA 30i 



Une année s'écoule, puis une autre ; la 
fille rappelle toujours plus la mère et s'en 
éloigne aussi toujours davantage. Tout le 
inonde s'aperçoit que les garçons ne savent 
plus à laquelle des deux ils doivent couler 
des œillades caressantes. Et les amies, — les 
amis et les amies se plaisent à retourner le 
poignard dans la plaie, — les amies de- 
mandent: 

— Eh quoi, Nuncia, ta fille t'éclipse r 
n'est-ce pas? 

La mère répond en riant : 

— On voit les grandes étoiles même 
quand la lune brille . .. 

Gomme mère, elle était fière de la beauté 
de sa fille; comme femme, elle ne pouvait 
pas ne pas être jalouse de cette jeunesse . 
Nina s'était placée entre le soleil et sa mère 
et celle-ci souffrait de vivre dans l'ombre. 

Lano composa une nouvelle chansonnette r 
dont le premier couplet était celui-ci : 

Si j'étais homme, 

Je voudrais que ma fille 

Mît au monde une enfant aussi belle 

Que celle que j'eus à son âge. 



302 CONTES D 'ITALIE 



Nuncia ne voulut pas chanter cette chan- 
son. On assurait que Nina avait répété 
maintes fois à sa mère : 

■ 

— La vie nous serait plus facile si tu étais 
plus raisonnable... 

Vint un jour pourtant où la fille sans am- 
biguïté s'exprima : 

— Maman, tu m'empêches trop d'être 
vue par les gens ; je ne suis plus une petite 
fille ; je veux prendre ma part de la vie. Tu 
as beaucoup vécu, et gaîment ; le moment 
n'est-il pas venu où je dois vivre, moi aussi? 

— Pourquoi parles-tu de la sorte? de- 
manda la mère en baissant les yeux d'un 
air coupable, car elle savait bien pourquoi 
sa fille parlait ainsi : c'était à cause de Bor- 
bone. 

Enrico Borbone était allé en Australie ; 
il avait exercé le métier de bûcheron dans 
cette merveilleuse contrée où tous ceux qui 
le désirent gagnent facilement beaucoup 
d'argent. Revenu pour se chauffer au soleil 
de sa patrie, il allait retourner là-bas, où il 
vivait plus librement. Il avait trente-six 



\ 



NUNCIA 303 



ans. Robuste, joyeux et barbu, il composait 
de belles histoires sur ses aventures et 
son existence dans les forêts profondes. 
Tout le monde pensait que c'étaient des 
contes ; seules la mère et la fille avaient foi 
en lui. 

— Je vois que je plais à Enrico, répon- 
dit Nina, et toi, tu t'amuses avec lui ; main- 
tenant il ne pense plus à des choses sé- 
rieuses, et c'est à mon désavantage... 

— Je comprends, ditNuncia. C'est bien, 
tu n'auras plus à te plaindre de ta mère à la 
Madone... 

Et cette femme, de plein gré, renonça 
loyalement à l'homme qui — on le voyait 
bien — lui plaisait plus que tous les autres. 






Mais, on le sait, les victoires faciles 
rendent les vainqueurs outrecuidants; et si, 
de plus, le vainqueur est encore très jeune, 
les choses ne tardent pas à tourner mal. 

Nina se mit à parler de sa mère sur un 



304 contes d'itaue 



ton ironique, que rien d'ailleurs ne justi- 
fiait. Et le jour de la Saint- Jacques, lors de 
la fête de notre quartier, au moment où tous 
étaient en liesse, et où Nuncia venait de 
danser admirablement la tarentelle, sa fille 
s'écria à haute voix : 

— Ne crois-tu pas que tu danses trop ? 
Cet exercice n'est peut-être plus de ton âge... 
tu devrais faire attention à ton cœur main- 
tenant. 

Tous ceux qui entendirent ces paroles 
insolentes, proférées cependant avec gen- 
tillesse, en restèrent un instant muets. 
Mais, furieuse, les mains appuyées sur ses 
hanches d'un dessin si ferme, Nuncia releva 
l'injure: 

— Mon cœur ? C'est lui qui te préoccupe, 
n'est-ce pas? Merci, fillette, merci ! Nous 
verrons quel cœur est le plus fort, du tien 
ou du mien ! 

Et après une minute de réflexion, elle 
proposa : 

— Nous allons courir toutes les deux 
jusqu'à la fontaine et revenir ici, trois fois 



fcuNciÀ 30S 

-■■ • 

de suite, sans nous reposer, cela va sans 
dire... 

Bien des gens trouvèrent ridicule cette 
course de femmes. D'autres estimèrent que 
c'était un scandale, une honte. Mais en gé- 
néral, comme on avait du respect pour 
Nuncia, on l'applaudit avec une gravité fa- 
cétieuse, et Nina fut obligée d'accepter le défi 
de sa mère. 

Des juges furent choisis; on fixa les vi- 
tesses extrêmes à atteindre et on régla avec 
précision tous les détails, comme s'il se fût 
agi d'une véritable course . Il y avait beau- 
coup d'hommes et de femmes qui désiraient 
sincèrement la victoire de la mère. Intérieu- 
rement, ils bénissaient celle-ci et adressaient 
des vœux à la Madone pour que Nuncia 
triomphât. 

Et voici la mère et la fille placées Tune à 
côté de l'autre ; elles ne se regardent pas ; 
un tambourin résonne avec un bruit sourd ; 
les deux femmes se précipitent et s'envolent 
le long de la rue jusque sur la place, comme 
deux grands oiseaux blancs; la mare est 

20 



30é CONTES d*itàlie! 



coiffée d'un fichu rouge, tandis que la tête 
de la fille est recouverte d'une dentelle 
bleue. 

Immédiatement, on se rendit compte des 
chances de chacune d'elles : la mère dépas- 
sait la fille en agilité et en force. Nuncia 
courait avec une telle aisance, une telle grâce, 
qu'elle semblait portée par la terre comme ^ 

un enfant par sa mère. Des fenêtres et du 
trottoir, on se mit à lancer des fleurs sous les 
pas de Nuncia; on l'applaudissait, on lui 
criait des paroles d'encouragement. Au bout 
des deux premiers tours, elle était en avance 
sur sa fille de plus de quatre minutes. Nina, 
brisée, humiliée de son échec, haletante, 
les larmes aux yeux, tomba sur les marches 
du parvis, incapable de continuer. 

Souple comme une chatte, Nuncia se 
pencha sur elle en riant et les spectateurs 
riaient aussi : 

— Enfant, dit-elle, — et sa main robuste 
caressait la tête échevelée de sa fille, — en- 
fant, sache que le cœur le plus ardent au 
plaisir, au travail et à l'amour, c'est le cœur 



NUNCIA 307 



de la femme éprouvée par la vie ; et on ne 
connaît la vie que lorsqu'on a dépassé la 
trentaine... Ne te chagrine pas, fillette! 

Sans reprendre haleine, Nuncia voulut 
danser encore la tarentelle : 

r — Qui vient danser avec moi ? 

Enrico sortit de la foule, enleva son cha- 
peau et s'inclinant très bas devant cette 
brave femme, garda longtemps la tête res- 
pectueusement baissée. 

Le tambourin se mit à tinter, à bourdon- 
ner, à tonner. Et la danse frénétique se dé- 
chaîna, enivrante comme un vin noir, vieux 
et capiteux. Nuncia tourbillonnait ; ses mou- 
vements étaient onduleux et souples, tels 
ceux d'un serpent. Elle comprenait profon- 
dément cette danse passionnée et c'était une 
grande jouissance que de voir son beau corps 
invincible vivre et jouer. 

Elle dansa longtemps, avec différents par- 
tenaires; la fatigue accablait les hommes, 
mais Nuncia n'était toujours pas rassasiée et 
il était près de minuit lorsqu'elle cria : 

— Encore une fois, Enrico, la dernière. 



308 contes d'italïe 



Lentement, elle recommença avec lui. Ses 
yeux se dilataient, rayonnants, caressants 
et prometteurs. Mais soudain, avec un petit 
cri, Nuncia battit des mains et tomba, 
comme si on lui eût fauché les genoux. 

Le médecin déclara qu'elle était morte 
d'une rupture du cœur. 

C'est bien probable... 



TABLE DES MATIÈRES 



Pages 

Avant-propos 5 

Une Grève à Naples 7 

A Gênes 16 

Les Œillets .' 24 

Le Naufragé 31 

La Vendetta 45 

En Chemin de fer 62 

L'Amour materne) 72 

La Mère du traître 89 

La Mère du monstre 104 

Justice populaire 117 

La Mort de Giovanni Tuba 128 

Le Bossu 137 

L'Enfant dans la nuit 165 

Les Adversaires 170 

La Carte postale 183 

L'Invincible ennemi 197 

Rêve de bonheur 214 

Veilles de fêtes 224 

La Conversion 243 

La Montagne vaincue 258 

Sur l'eau 268 

Nuncia 290 



MAÇON, TROTAT FRERBS, IMPRIMEURS. 



OrT25192T